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Photographies du studio Henri Manuel (1929-1931)
et documents des archives départementales de Gironde, Somme et Oise (1909-1934)

Texte de Sophie Mendelsohn

176 pages, 65 photographies (noir et blanc)
35 documents administratifs
format : 25,5×18 cm
couverture rigide

ISBN : 978-2-3736700-2-8
date de parution : 19 novembre 2015

Sophie Mendelsohn

Vagabondes


Les écoles de préservation pour les jeunes filles de Cadillac, Doullens et Clermont

Description

 

L’ouvrage porte sur le phénomène mal connu des « écoles de préservation pour les jeunes filles » ; il se compose d’un corpus d’images inédites prises entre 1929 et 1931 par le studio Henri Manuel à la demande du ministère de la Justice, d’archives administratives, et d’un texte de Sophie Mendelsohn.

Au vingtième siècle des auteurs comme Jean Genet ou Michel Foucault ont largement contribué à construire la figure du délinquant. L’équivalent au féminin n’existe pas. Aucune image n’est venue pallier cette absence. Or, entre 1929 et 1931, Henri Manuel, photographe du monde du théâtre et de la mode, portraitiste officiel de personnalités politiques, réalise à la demande du ministère de la Justice un reportage sur l’administration pénitentiaire; une partie de ce fonds est consacré aux établissements publics laïcs pour mineures, auxquels l’administration a donné le nom significatif d’« écoles de préservation pour les jeunes filles ». Au travers de ces images fascinantes – entre réel et propagande – Vagabondes révèle pour la première fois le visage de ces jeunes filles et ces lieux où elles furent détenues après avoir été arrêtées, emprisonnées et jugées « sans discernement » pour des motifs dont le principal, celui de vagabondage, ne dissimule qu’à grand peine le spectre de la prostitution. À ces images, que la commande a voulu rassurantes quant au relèvement des filles par la rééducation, Vagabondes associe des documents d’archives qui explicitent la violence et le contrôle auxquels elles étaient soumises – tout en démystifiant la vision commune de l’institution comme un lieu de pouvoir homogène et efficace. Sophie Mendelsohn replace le reportage du studio Manuel dans le contexte historique de l’époque, en insistant sur l’affolement de l’institution et ses aberrations face au danger suscité par la sexualité féminine.

Note de l’éditrice

L’idée de Vagabondes remonte aux recherches menées durant la préparation de l’édition des Œuvres de Fernand Deligny. Jean-Jacques Yvorel nous donna alors accès à un extraordinaire et mystérieux fonds photographique conservé par l’École nationale de la protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ). Extraordinaire par son abondance et son intérêt documentaire : plusieurs centaines d’images prises dans les prisons et maisons de correction de l’administration pénitentiaire française entre 1929 et 1931. Mystérieux par l’ignorance complète où nous sommes des conditions de leur production, malgré l’ambition du projet. Cet ensemble de photographies (classées dans des albums par lieu de détention) résulte d’une commande passée par le ministère de la Justice de l’époque au studio d’Henri Manuel, connu pour ses images de mode, ses portraits de personnalités du monde de l’art et de la politique (quelques-uns figurent dans Nadja de Breton), et ses reportages officiels pour les gouvernements successifs depuis 1914.

À l’intérieur de cet ensemble, nous avons choisi de nous intéresser aux établissements publics laïcs pour mineures, respectivement situés à Cadillac (Gironde), Doullens (Somme), Clermont (Oise), auxquels l’administration pénitentiaire a donné le nom significatif d’« écoles de préservation pour les jeunes filles ». L’histoire de ces filles et de ces écoles est à peine connue. L’histoire de la délinquance est masculine, elle concerne les garçons et fut écrite par des hommes (les analyses de Michelle Perrot – à la différence des textes de Jean Genet ou de l’archéologie produite par Michel Foucault – n’ont pas cherché à construire une figure, voire un mythe, de « la » délinquante). Le premier objet de Vagabondes est donc de révéler ces images et l’existence, dans les années 1930, de ces lieux où furent détenues des filles après avoir été arrêtées, emprisonnées et jugées « sans discernement » pour des délits dont le principal était celui de vagabondage, euphémisme qui dissimule mal le soupçon de prostitution, avec les peurs du corps féminin et des « classes dangereuses » qui l’accompagnent. Les cas d’infanticides existaient : leur description dénonce le contexte de la misère sociale et familiale autant que la folie du crime.

La mise en scène de chaque image apparente clairement la commande à un projet de propagande, en un temps où les révoltes des « bagnes d’enfants » se précisent (celle, fameuse, de la colonie pénitentiaire pour garçons de Belle-Île-en-Mer, date de 1934, anticipant de quelques mois celle de Clermont dont témoignent les documents de la fin du livre). À quelques images près, qui trahissent le sordide des lieux et la maltraitance physique des pupilles, l’intention de faire passer des prisons pour de simples internats, où règnent l’ordre et le calme, est claire.

L’idéologie qui préside à la commande et à la réalisation des images (le relèvement des filles par une éducation paternaliste fondée sur la morale de l’hygiène et du travail) n’oblitère curieusement pas la force des images, voire l’émotion qui se dégage de certaines d’entre elles. Mises en scène ces filles le sont, enfermées, mais présentes, vivantes. Il n’en restait pas moins indispensable à nos yeux d’associer à ces images des documents d’archives qui témoignent autrement de la condition de détention et de « rééducation » des pupilles. Les archives départementales de l’Oise, de la Somme et de la Gironde, dans lesquelles nous avons sélectionné les documents, sont, comme toute archive, lacunaires. En tenant compte de la sélection opérée par l’Histoire, et en écoutant le texte produit par l’administration pénitentiaire (avec sa résonance flaubertienne caractéristique de l’éducation IIIe République), nous avons pris le parti de construire le livre en deux parties.

La première partie délivre des ébauches de récits. Les trois écoles de préservation de Cadillac, Doullens, et Clermont, et les photographies qui leur correspondent, sont présentées séparément, dans cet ordre. À chaque séquence d’images sont associés des documents d’archives qui, transcrits, composés comme des pages de texte, et mis en relation avec des photographies choisies pour la manière dont à leur tout elles résonnent avec le texte – et dont quelques-unes ont été recadrées pour attirer l’attention sur telle pupille ou telle situation – produisent des récits inventés mais vraisemblables, selon l’idée que la vérité ne se limite pas au domaine des faits. Les récits produits par le montage suggèrent des parcours tragiques et cependant animés par le désir d’en sortir. Sortir de la prison – les tentatives d’évasion sont nombreuses – et de l’image de propagande : des personnages apparaissent, des visages singuliers se reconnaissent et regagnent une existence dans une histoire qui pourrait être la leur.

La partie « Récits » commence par Cadillac, dont les archives de Gironde n’ont conservé que les documents relatifs à l’institution qui apparaît dans son fonctionnement destructeur, obsessionnel et cru, mais également dans ses ambiguïtés et son impuissance à réprimer tout à fait la vie ou la féminité des pupilles (« C. a dégradé le mur de sa cellule en enlevant le plâtre pour se poudrer le visage » : tel est l’un des énoncés qui justifie une retenue sur le pécule d’une pupille). La séquence de Doullens (Somme) s’organise principalement autour de la vie des surveillantes et du personnel féminin de l’école, dont on constate qu’elles sont contrôlées et surveillées au même titre que les pupilles, pour la complicité qu’elles entretiennent avec elles dans des tentatives d’évasion ou de révolte, mais également quant à leur vie privée, hors l’établissement. La séquence de Clermont, enfin, se présente comme un récit fictif qui peut faire office de modèle : internement / évasion / rapport de gendarmerie / sanction (soixante jours de cellule) / louage comme domestique / mise en liberté avec proposition (refusée) d’envoi en patronage. La séquence s’achève, comme souvent, sur un no future : vagabondes les filles l’étaient, vagabondes elles redeviennent.

Ce tableau est nuancé par des instants de réel prélevés sur le rituel carcéral et sur le mot d’ordre de la commande : à Clermont particulièrement, le photographe a vu des visages tendus vers lui, des regards échangés entre les pupilles, la grâce complice des couples de filles qui dansent entre elles sous les soupiraux des cachots en présence des surveillantes vêtues de noir.

La deuxième partie s’intitule « Archives ». Les documents administratifs, bruts, reproduits en fac-similé, sont classés par pupille et par ordre chronologique. Les récits réintègrent leur statut de rapports avec papier à en-tête et mention des copies à transmettre aux autres instances de l’administration pénitentiaire. La folie bureaucratique, corollaire de toute entreprise de détention, se manifeste sous la forme d’une accumulation de documents-types (le plus souvent formulés au masculin, corrigés ou non à la main), estampillés République française, qui signalent, informent, renseignent, accusent, rapportent. Une machine inquisitoriale se déploie, d’une violence absurdement disproportionnée avec la plupart des délits incriminés ; les formulaires sont remplis d’une graphomanie appliquée ou inquiète qui trahit la servitude à la hiérarchie et à la norme. Sans image ni visage, les pupilles redeviennent des cas caractérisés par des faits et quelques traits particuliers relevant pour la plupart de l’anthropométrie. Ces documents d’archives présentent des situations qui ne figurent pas dans la première partie : une décision d’expulsion d’une pupille du territoire français (finalement annulée), des descriptions d’infanticide, des propositions d’internement en hôpital psychiatrique, des demandes en mariage qui appellent une nouvelle inquisition de la situation du « pétitionnaire », une mise en liberté surveillée attestée de la main de la pupille elle-même, qui écrit des Alpes maritimes où elle vient d’arriver…

Cette seconde partie s’achève par les archives des révoltes de Clermont, rendues publiques par un entrefilet dans L’Œuvre (quotidien radical socialiste à l’époque, engagé pendant la seconde guerre mondiale dans la collaboration sous la direction de Marcel Déat), qui en profite pour dénoncer la maltraitance. Les échanges de correspondance qui s’ensuivent, entre le directeur, le préfet et le sous-préfet, sont un modèle de confusion, où alternent le déni, le mensonge, le doute, l’aveu, le constat de la solidarité entre pupilles, et l’obsession de la contagion de la révolte de Belle-Île. Le dernier document s’achève par la demande du directeur de l’école au préfet d’autoriser soixante jours de cellule pour « les plus coupables ».

L’école de Cadillac a fermé en 1952 après l’échec de projets de réforme et deux suicides de pupilles. Doullens est redevenue après la guerre une prison pour femmes (et l’est restée jusqu’en 1959). Clermont a fermé entre 1940 et 1942, et les pupilles furent transférées à la maison d’arrêt de Rennes. Vagabondes conserve la trace de la brève histoire des écoles de préservation pour les jeunes filles (créées fin XIXe). Une trace volontairement ambiguë. À ces destins que la peur du sexe féminin et des classes populaires a voulu briser, le livre apporte une ouverture : il aménage des zones de visibilité et de plasticité qui échappent à la machine juridique et institutionnelle et à celle de la commande photographique. Des trous, par lesquelles passent des images et des mots qui laissent entrevoir à l’œuvre le mensonge du projet de « préservation » et la manière dont la vie et le corps féminins lui échappent, ou tentent de lui échapper.

Sandra Alvarez de Toledo

 

extraits

 

voir quelques doubles-pages

 

« Des filles coupables »
par Sophie Mendelsohn

Ce qu’il y a de plus difficile dans le relèvement des enfants,
c’est le relèvement des filles.
Ce qu’il y a de plus difficile dans le relèvement des filles,
c’est le relèvement de celles qui sont tombées jusqu’à la prostitution publique.

(Rapport d’inspection)

Énoncée au début du XXe siècle par un directeur d’école de préservation pour les jeunes filles, cette maxime pourrait n’être rien d’autre qu’une variante ad hoc de la devise « qui s’y frotte s’y pique »… Qui ose s’approcher de ces filles risque en effet d’être aspiré dans l’abîme de ce sexe qu’on ne saurait regarder sans être soi-même attiré dans le vice et la débauche dont il est naturellement porteur. Il n’y a pas d’enfant qui tienne ici, quand bien même il s’agirait de se préoccuper de la nation et de ses forces vives, quand la Grande Guerre les aura décimées ; car on n’est jamais assez prudent quand on a affaire à des filles. La méfiance est de mise, et l’emploi des mesures nécessaires à en réduire l’obscure puissance, requis. La brutalité de cet énoncé ne parvient cependant pas à masquer tout à fait son envers, laissant apercevoir autre chose que ce qui s’affirme ouvertement : jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’État s’était bien gardé de se frotter à ces filles, dont il déléguait la garde à des congrégations religieuses, loin de ses propres services ; mais l’avènement de la IIIe République et la laïcisation qui s’ensuivit amenèrent à proposer aux filles perdues un autre horizon que celui du salut religieux. Laisser dans l’ombre du clocher une partie de la population, fût-elle réputée ingouvernable, aurait constitué un manquement inacceptable à l’ambition d’un État dont le pouvoir se vérifie au fait qu’il a les moyens de quadriller administrativement son territoire et de contrôler les populations qui y vivent, minorités invisibles comprises ; mais prétendre s’occuper des vagabondes, ces filles que les aléas de leur histoire familiale et les contraintes de leur classe sociale ont amenées à chercher leur propre chemin au gré des hasards et des rencontres, bonnes ou mauvaises, prétendre les réformer et les relever par une discipline capable de se passer de l’alibi du secours divin, c’était s’exposer à révéler sa propre impuissance. Ce qui ne manqua pas d’arriver. […]

auteurs

 

Henri Manuel

Henri Manuel (1874-1947) est un photographe français. Son studio, fondé en 1900, est spécialisé dans les portraits de personnalités politiques et du monde du théâtre. Il travaille également pour des revues de mode. Plusieurs de ses photographies sont utilisées par André Breton dans Nadja (1928), avec celles de Man Ray et Jacques-André Boiffard, entre autres.
À la fin des années 1920, le ministère de la Justice lui passe commande d’un reportage de grande envergure sur les institutions pénitentiaires pour mineurs dans l’ensemble de la France. Entre 1929 et 1931, Manuel et les photographes de son studio réalisent des centaines d’images, qui ne font l’objet d’aucune diffusion publique. Les conditions de la commande et de sa réalisation sont inconnues. Elles sont conservées dans des albums qui sont aujourd’hui détenus par l’Ecole de la protection judiciaire de la jeunesse, à Roubaix.
Les photographies reproduites dans Vagabondes sont tirées des trois séries réalisées dans les écoles de préservation pour les jeunes filles (nom donné aux colonies pénitentiaires pour mineures) respectivement situées à Cadillac (Gironde), Doullens (Somme), et Clermont (Oise).

 

Sophie Mendelsohn

Sophie Mendelsohn (née en 1975) est psychanalyste et psychologue clinicienne. Elle est l’auteur de très nombreux articles parus dans des revues françaises et internationales, notamment PsychanalyseSavoirs et cliniqueChimèresCritiqueL’Evolution psychiatriqueDesde el jardin de Freud (revue colombienne de psychanalyse), Filozofski Vestnik (revue slovène de philosophie). Elle a dirigé le numéro spécial de la revue Critique (février 2014) consacré à la psychanalyse, Où est passée la psychanalyse ? (à laquelle elle a contribué avec un texte intitulé “Notre amie Gayle Rubin”). Ses recherches récentes portent sur la question du genre en psychanalyse.

presse

 

Sophie Mendelsohn, « que, jamais, on ne me préserve de faire la vagabonde », Vacarme, hiver 2016. Site de la revue

Michel Plon, « Jeunes filles préservées », En attendant Nadeau, 14 mars 2016. Site de la revue

Chiara Pasetti, « Le donne negate degli anni 30 », Il Sole 24 Ore, 17 avril 2016. Lire

« Images des écoles de préservation de jeunes filles », entretien avec Sophie Mendelsohn et Sandra Alvarez de Toledo, propos recueillis par Romain André et Alexane Brochard, Jef Klak. Critique sociale et expériences littéraires, hiver 2016-2017. Lire

Mayette Viltard, « Des vagabondes à la Jeune-Fille », L’Unebévue, n°36, 2017. Lire l’article 1/3 ; 2/3 ; 3/3