25,00 

132 pages, 85 images (couleur)
format : 21,5 x 13,5 cm
couverture souple avec rabats

Publié avec le soutien du Centre national du livre (CNL)

ISBN : 978-2-37367-016-5
date de parution : 20 novembre 2020

Giorgio Agamben

Autoportrait dans l’atelier


traduit de l’italien par Cyril Béghin

Description

 

Le titre, Autoportrait dans l’atelier – un thème iconographique familier de l’histoire de la peinture –, doit être entendu ici à la lettre : ce livre est un autoportrait, mais seulement dans la mesure où, à la fin, le lecteur pourra en déchiffrer les traits à travers le patient examen des images, des photographies, des objets, des tableaux présents dans les ateliers où l’auteur a travaillé et travaille encore. Le pari d’Agamben est, dès lors, celui de réussir à parler de lui seulement et exclusivement en parlant des autres : les poètes, les philosophes, les peintres, les musiciens, les amis, les passions – en somme les rencontres et les confrontations qui ont décidé de sa formation et ont nourri et nourrissent encore sa propre écriture, de Heidegger à Elsa Morante, de Melville à Benjamin, de Giorgio Caproni à Giovanni Urbani. Les illustrations font donc partie intégrante de ce livre, elles composent avec le texte non pas une auto-biographie mais une autohétérographie des plus fidèles, et intemporelle.

Donnant en ouverture les exemples de Gauguin, Tintoret ou Titien, Agamben fait tourner son Autoportrait autour des ateliers (le mot studio, en italien, signifie également bureau, tandis que l’« atelier » est, dit-il, confondu avec l’« habiter ») dans lesquels il a vécu et écrit entre Rome, Venise et Paris. Le récit louvoie d’un lieu à l’autre, d’une image et d’un personnage à l’autre, toujours fortement arrimé à une ville. Il s’ouvre et s’achève avec la grande amie, la poétesse et écrivaine Elsa Morante, Elsa et « son cercle » à Rome, Elsa qui lui fit rencontrer Pasolini, Elsa qui disait « seul qui aime connaît » et à qui il fit lire les Cahiers de Simone Weil. Cette « autohétérographie » est un livre sur les rencontres, sur l’amitié à propos de laquelle le philosophe dit n’être qu’un épigone, « un être qui ne se génère qu’à partir des autres et ne renie jamais cette dépendance » …

Au cœur du récit, Walter Benjamin, dont il ne commente pas la pensée (centrale dans son œuvre) mais qu’il évoque de manière centrifuge : via le cercle de Stefan George, la figure du poète Fritz Heinle, ou celle de Max Kommerell dont l’œuvre inspira à Agamben ses réflexions sur le geste, pour en venir à la théorie poétique d’Holderlin qui lui donne l’occasion de définir sa propre stratégie d’écriture – tension vers le nom, libération du logos. Parmi ses maîtres : Heidegger – pris dans le souvenir des séminaires au Thor, dans le Vaucluse, en 1966 et 1968 – et ses deux grands amis, le restaurateur et historien de l’art Giovanni Urbani et l’écrivain et poète José Bergamín dont « la qualité volatile et insubstantielle de son moi » plaçait chacune de leurs rencontres sous le signe de la joie et de la comédie. Dans le registre de la « plaisanterie », il redit sa passion pour Alfred Jarry, dont il traduisit Le Surmâle à vingt-deux ans.

Dans ses parages, une constellation d’écrivains et poètes, Nicola Chiaromonte, Francesco Nappo, Giorgio Manganelli (qui, comme Ingeborg Bachmann, a « vu l’enfer à travers la langue »), Giorgio Caproni, Carlo Betocchi (inédit en français, comme Nappo), Italo Calvino bien sûr, ou la poétesse Patrizia Cavalli… Il s’attarde sur l’œuvre de Giorgio Pasquali et la philologie qu’il dit n’avoir jamais pu séparer de la philosophie. La place de la théologie est ici occupée par le Moby Dick de Melville, auquel il consacre une brève et magistrale analyse. Dans un registre plus directement politique il rappelle sa rencontre (dans les années 1980) avec Guy Debord, et celle avec les « deux Julien – Coupat et Boudart –, Fulvia et Joël » dont naquirent Tiqqun et le bloom.

L’art n’avait occupé jusqu’à maintenant qu’une place marginale (ou réservée) dans l’œuvre d’Agamben. Trois de ses derniers ouvrages, Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes, l’Autoportrait et Studiolo (à ce jour non traduit), semblent l’en rapprocher. Mais dans l’Autoportrait, il est au fond moins question d’art que d’artistes, de rencontres encore, avec le sculpteur Francisco Lopez et la peintre Isabel Quintanilla, tous deux situés dans une tradition figurative, ou avec le contrebassiste Stefano Scodanibbio. Quand il écrit à propos du Supplice de Marsyas de Titien ou de l’Allégorie de la science de Serodine, c’est pour revenir, en philosophe, à l’idée.

Le thème de l’enfance a traversé l’œuvre d’Agamben. Dans Autoportrait dans l’atelier elle a plusieurs manières d’apparaître. Pour elle-même, en tant que la « condition infantile » est une espèce étrangère à celle de l’adulte ; sous la forme des livres pour enfants de sa collection, de Pinocchio au Principe Infelice de Landolfi, en passant par des abécédaires à la recherche d’une langue qui n’existe pas… Ce n’est nul hasard si ce chapitre précède immédiatement un hommage à Robert Walser, dont l’écriture semble réunir à elle seule quelques-unes des lignes poétiques tracées par sa philosophie : une manière de cheminer au bord de l’abîme, « presque à y danser », analogue à ces « pantomimes et ballets de cirque qui, comme toute pantomime, contiennent un élément initiatique. »

extraits

 

voir quelques doubles-pages

 

« À présent tu as presque l’impression de pouvoir écouter les thèmes de la vie, comme dans une partition musicale. Les rencontres décisives, les amitiés, les amours sont les phrases et les motifs qui s’énoncent et se répondent dans le contrepoint secret de l’existence, où il n’y a pas de portée pour les noter. Et même lorsqu’ils semblent situés dans un passé lointain, les thèmes de la vie sont nécessairement incomplets, comme une mélodie ou une fugue interrompue qui attend d’être poursuivie et reprise. Essayer de les écouter – dans l’obscurité. Rien d’autre. » (p.6)

 

Giorgio Agamben et José Bergamín, Séville, 1976.

 

« Une légende médiévale sur Virgile, dont la tradition populaire avait fait un magicien, rapporte que, prenant conscience de sa vieillesse, il recourut à ses propres talents pour rajeunir. Après avoir donné à un fidèle serviteur les instructions nécessaires, il fut découpé en morceaux, salé et mis à cuire dans une marmite, où il avait recommandé que personne ne regarde avant l’heure. Mais le serviteur – ou, selon une autre version, l’empereur – ouvrit la marmite trop tôt. “C’est alors, raconte la légende, que l’on vit un petit enfant tout nu faire trois fois le tour de la cuve qui avait contenu les chairs de Virgile, après quoi il s’évapora, et du poète, il ne resta rien. » (…)
Mûrir et se laisser cuire par la vie, se laisser choir – comme un fruit – sans regarder où. Rester enfant, c’est vouloir ouvrir la marmite pour voir tout de suite ce qui ne devrait pas être regardé. Mais comment ne pas éprouver de la sympathie pour ces personnages de fable qui sans y réfléchir à deux fois poussent la porte interdite ? » (p.23-24)

 

« Pendant ses dernières années à Paris, Benjamin vivait dans une telle misère qu’il ne pouvait se permettre d’acheter du papier. De nombreuses notes sont inscrites aux dos de lettres, qu’il découpait pour pouvoir s’en servir, comme celle-ci, sur la moitié d’un courrier de Jean Wahl qui lui donnait rendez-vous à la Closerie des Lilas avec Lionello Venturi.
Qu’est-ce que je dois à Benjamin ? La dette est si incalculable que je ne saurais même ébaucher une réponse. Mais sûrement une chose : la capacité d’extraire et d’arracher de force de son contexte historique ce qui m’intéresse pour lui redonner vie et le faire agir dans le présent. L’opération doit être exécutée avec toutes les précautions philologiques, mais jusqu’au bout et avec détermination. Sans cela, mes incursions dans la théologie, le droit, la politique, la littérature, n’auraient pas été possibles.
En ce sens, Benjamin est le seul auteur dont j’ai voulu, dans la mesure de mes forces mais sans réserves, continuer l’œuvre. » (p.80-81)

 

« Un philosophe qui ne se pose pas de problème poétique n’est pas un philosophe. Cela ne signifie pas, cependant, que l’écriture philosophique doit être poétique. Elle doit plutôt contenir la trace d’une écriture poétique qui s’évanouit, elle doit exhiber en quelque sorte le congé de la poésie. Platon l’a fait en composant une œuvre littéraire ample et admirable, pour la déclarer ensuite privée de sérieux et de valeur et en contaminant délibérément, chaque fois, la tragédie avec le mime et la comédie. Pour nous, qui ne pouvons plus écrire de dialogues, la tâche est encore plus difficile. Si l’écriture trahit toujours la pensée et si la philosophie ne peut néanmoins simplement renoncer à la parole, alors, dans l’écriture, le philosophe devra chercher le point où celle-ci disparaît dans la voix, se mettre en chasse, dans chaque discours, de la voix qui n’a jamais été écrite – de l’idée. L’idée est le point où le langage signifiant s’abolit dans le nom. Et philosophique est cette écriture qui accepte de se retrouver chaque fois sans langue face à la voix et sans voix face à la langue. » (p.90)

 

« J’ai presque toujours vécu dans des maisons qui ne m’appartenaient pas et, de fait, j’ai souvent dû les quitter. Je me demande comment j’ai réussi et comment je réussis encore à écrire dans des ateliers différents et à habiter dans plusieurs endroits. Il s’agit sûrement d’un tribut exorbitant que je paye à l’esprit du temps, tellement privé de racines – mais je crois qu’elles composent en réalité un unique atelier, dispersé dans l’espace et dans le temps. C’est pourquoi – bien qu’il m’arrive parfois, en me réveillant, de ne plus savoir très bien où je me trouve – je peux y reconnaître, diversement disposés et à peine changés, les mêmes éléments et les mêmes objets. Des meubles et des images de l’atelier du vicolo del Giglio survivent ainsi dans celui de la via Corsini. La commode sous laquelle je conservais l’archive de mes écrits publiés est restée identique d’un lieu à l’autre, et j’ai parfois l’impression, en cherchant un livre, de retrouver des gestes des jours passés, témoignant de ce que l’atelier, comme image de la puissance, est quelque chose d’utopique, qui réunit en lui des temps et des lieux divers. » (p.91)

 

« J’ai souvent rêvé de trouver le Livre, le Livre absolu et parfait – celui que l’on a plus ou moins consciemment cherché toute sa vie en chaque lieu, dans chaque librairie, dans chaque bibliothèque. C’est un livre illustré, comme les vieux livres pour enfants de ma collection, et, en rêve, je le tiens entre les mains et le feuillette avec une joie grandissante. C’est ainsi que l’on continue à chercher pendant des années sans relâche, jusqu’au moment où l’on comprend que le livre n’existe nulle part et que la seule façon de le trouver est de l’écrire nous-mêmes. » (p.105)

 

« Si je pense aux amis et aux personnes que j’ai aimées, il me semble qu’ils ont tous quelque chose en commun que je ne saurais exprimer qu’ainsi : ce qui était indestructible en eux, c’était leur fragilité, leur capacité infinie à être détruit. Mais il s’agit peut-être de la définition la plus juste de l’humain, de cet instabilissimum animal qu’est l’homme selon Dante. Il n’a pas d’autre substance que celle-ci : pouvoir survivre infiniment au changement et à la destruction. Ce reste, cette fragilité, est précisément ce qui demeure constant, ce qui résiste à l’alternance de vicissitudes de la vie individuelle et de la vie collective. Et ce reste est la physionomie secrète qu’il est si difficile de reconnaître dans les visages changeants et caducs des hommes. » (p.113)

auteur

 

Giorgio Agamben est né le 22 avril 1942, à Rome.

Après des études de droit et de philosophie (étudiant à l’Université Sapienzia, il consacre sa thèse à la philosophe française Simone Weil), il suit à deux reprises l’enseignement de Martin Heidegger au Thor (France), à l’invitation de René Char, à l’été 1966 (Héraclite) et l’été 1968 (Hegel).

Son premier livre, L’Homme sans contenu, consacré à la question de la naissance de l’esthétique moderne, paraît en 1970.

Sa recherche – qu’il présente, empruntant les termes de Michel Foucault, comme une archéologie du présent (Signatura rerum) – se situe pour l’essentiel au croisement de trois champs disciplinaires : le droit (Le Pouvoir souverain et la vie nueÉtat d’exceptionStasis), la théologie (Le Temps qui resteDe la très haute pauvreté) et la philosophie (elle-même produite à la rencontre de trois traditions : la philosophie antique et en particulier l’œuvre d’Aristote ; la philosophe moderne allemande – Heidegger et Benjamin, dont il édite les œuvres complètes en italien ; et la philosophie contemporaine française – Foucault et Deleuze en particulier). Prolongeant, comme il le dit lui-même, un certain nombre des thèses de ces derniers, sa recherche se compose de catégories qui prennent naissance précisément au croisement de ces disciplines : biopolitique, exception, archéologie, puissance, usage, forme-de-vie, désœuvrement, destitution.

En 1990, prenant part au débat initié dix ans plus tôt par la parution du livre de Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, et relancé par Maurice Blanchot dans La Communauté inavouable, il publie un de ses livres les plus singuliers et féconds, La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque.

L’Usage des corps, dernier livre de la série des neuf volumes d’Homo sacer, paraît en 2015.

Depuis quelques années et la publication d’un petit livre consacré à la figure de Polichinelle dans les derniers travaux de Giandomenico Tiepolo (Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes), la peinture occupe un rôle central dans sa recherche : il publie Autoritratto nello studio en 2017 et vient de publier Studiolo (2019).

presse

 

Fabien Ribery, « Autoportait dans l’atelier, par Giorgio Agamben, philosophe », L’intervalle blog, 10 mars 2021. Lire

Anthony Collot, recension dans Art Press, mars 2021. Lire

Jérôme Delclos, « Dans le miroir de courtoisie », Le Matricule des anges, janvier 2021. Lire