Description
Le titre, Autoportrait dans l’atelier – un thème iconographique familier de l’histoire de la peinture –, doit être entendu ici à la lettre : ce livre est un autoportrait, mais seulement dans la mesure où, à la fin, le lecteur pourra en déchiffrer les traits à travers le patient examen des images, des photographies, des objets, des tableaux présents dans les ateliers où l’auteur a travaillé et travaille encore. Le pari d’Agamben est, dès lors, celui de réussir à parler de lui seulement et exclusivement en parlant des autres : les poètes, les philosophes, les peintres, les musiciens, les amis, les passions – en somme les rencontres et les confrontations qui ont décidé de sa formation et ont nourri et nourrissent encore sa propre écriture, de Heidegger à Elsa Morante, de Melville à Benjamin, de Giorgio Caproni à Giovanni Urbani. Les illustrations font donc partie intégrante de ce livre, elles composent avec le texte non pas une auto-biographie mais une autohétérographie des plus fidèles, et intemporelle.
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Donnant en ouverture les exemples de Gauguin, Tintoret ou Titien, Agamben fait tourner son Autoportrait autour des ateliers (le mot studio, en italien, signifie également bureau, tandis que l’« atelier » est, dit-il, confondu avec l’« habiter ») dans lesquels il a vécu et écrit entre Rome, Venise et Paris. Le récit louvoie d’un lieu à l’autre, d’une image et d’un personnage à l’autre, toujours fortement arrimé à une ville. Il s’ouvre et s’achève avec la grande amie, la poétesse et écrivaine Elsa Morante, Elsa et « son cercle » à Rome, Elsa qui lui fit rencontrer Pasolini, Elsa qui disait « seul qui aime connaît » et à qui il fit lire les Cahiers de Simone Weil. Cette « autohétérographie » est un livre sur les rencontres, sur l’amitié à propos de laquelle le philosophe dit n’être qu’un épigone, « un être qui ne se génère qu’à partir des autres et ne renie jamais cette dépendance » …
Au cœur du récit, Walter Benjamin, dont il ne commente pas la pensée (centrale dans son œuvre) mais qu’il évoque de manière centrifuge : via le cercle de Stefan George, la figure du poète Fritz Heinle, ou celle de Max Kommerell dont l’œuvre inspira à Agamben ses réflexions sur le geste, pour en venir à la théorie poétique d’Holderlin qui lui donne l’occasion de définir sa propre stratégie d’écriture – tension vers le nom, libération du logos. Parmi ses maîtres : Heidegger – pris dans le souvenir des séminaires au Thor, dans le Vaucluse, en 1966 et 1968 – et ses deux grands amis, le restaurateur et historien de l’art Giovanni Urbani et l’écrivain et poète José Bergamín dont « la qualité volatile et insubstantielle de son moi » plaçait chacune de leurs rencontres sous le signe de la joie et de la comédie. Dans le registre de la « plaisanterie », il redit sa passion pour Alfred Jarry, dont il traduisit Le Surmâle à vingt-deux ans.
Dans ses parages, une constellation d’écrivains et poètes, Nicola Chiaromonte, Francesco Nappo, Giorgio Manganelli (qui, comme Ingeborg Bachmann, a « vu l’enfer à travers la langue »), Giorgio Caproni, Carlo Betocchi (inédit en français, comme Nappo), Italo Calvino bien sûr, ou la poétesse Patrizia Cavalli… Il s’attarde sur l’œuvre de Giorgio Pasquali et la philologie qu’il dit n’avoir jamais pu séparer de la philosophie. La place de la théologie est ici occupée par le Moby Dick de Melville, auquel il consacre une brève et magistrale analyse. Dans un registre plus directement politique il rappelle sa rencontre (dans les années 1980) avec Guy Debord, et celle avec les « deux Julien – Coupat et Boudart –, Fulvia et Joël » dont naquirent Tiqqun et le bloom.
L’art n’avait occupé jusqu’à maintenant qu’une place marginale (ou réservée) dans l’œuvre d’Agamben. Trois de ses derniers ouvrages, Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes, l’Autoportrait et Studiolo (à ce jour non traduit), semblent l’en rapprocher. Mais dans l’Autoportrait, il est au fond moins question d’art que d’artistes, de rencontres encore, avec le sculpteur Francisco Lopez et la peintre Isabel Quintanilla, tous deux situés dans une tradition figurative, ou avec le contrebassiste Stefano Scodanibbio. Quand il écrit à propos du Supplice de Marsyas de Titien ou de l’Allégorie de la science de Serodine, c’est pour revenir, en philosophe, à l’idée.
Le thème de l’enfance a traversé l’œuvre d’Agamben. Dans Autoportrait dans l’atelier elle a plusieurs manières d’apparaître. Pour elle-même, en tant que la « condition infantile » est une espèce étrangère à celle de l’adulte ; sous la forme des livres pour enfants de sa collection, de Pinocchio au Principe Infelice de Landolfi, en passant par des abécédaires à la recherche d’une langue qui n’existe pas… Ce n’est nul hasard si ce chapitre précède immédiatement un hommage à Robert Walser, dont l’écriture semble réunir à elle seule quelques-unes des lignes poétiques tracées par sa philosophie : une manière de cheminer au bord de l’abîme, « presque à y danser », analogue à ces « pantomimes et ballets de cirque qui, comme toute pantomime, contiennent un élément initiatique. »