Description
Camérer. À propos d’images : dans « camérer » on entend caméra et donc cinéma et filmer, mais d’abord l’impérative nécessité d’étrangéiser les mots ou de se réapproprier leur signification en en passant par un autre réseau linguistique. « À propos d’images » indique le déplacement du sens de gravité de l’ouvrage : du cinéma – le mot et la pratique – soumis à la question, on s’achemine vers le vaste monde des images, « l’autre monde », « tout un monde », que Deligny investit avec l’intention d’en trouver le plus de sens possibles, avec et contre le langage. On aura compris que ce livre n’est pas un livre sur le cinéma, ni un essai de phénoménologie ou d’esthétique sur l’image, mais tout ceci à la fois, et autre chose encore, venant d’un écrivain en contact étroit avec le régime de perception d’enfants autistes.
L’intérêt de Deligny pour le cinématographe (plus pour le « graphe » que pour le « ciné », dit-il) n’est pas nouveau. Trois des films tournés dans les Cévennes – Le Moindre Geste, magnifique ovni collectif, joué par un « débile profond », Yves G., Ce gamin, là et À propos d’un film à faire réalisés par Renaud Victor – ont été édités en DVD, plusieurs textes ont paru dans ses Œuvres, et le cinéma constitue l’un des fils rouges, pour ne pas dire l’un des points de fixation de la Correspondance des Cévennes, 1968-1996. La re-découverte récente par Jacques Lin d’une série de films en super 8 et en vidéo tournés dans le réseau dans les années 1970 et 1980 témoignait de ce que du cinéma avait eu lieu sur un mode quasiment permanent dans les aires de séjour. Au même moment, Marlon Miguel et Marina Vidal-Naquet extrayaient de deux grandes malles de manuscrits en vrac un corpus de textes inédits sur l’image… dont nous avons tiré un livre, fait à quatre têtes et huit mains.
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La publication des Œuvres et de la Correspondance des Cévennes montrait déjà avec une évidence troublante la place du cinéma dans la pensée de Fernand Deligny et dans la vie du réseau d’enfants autistes fondé à la fin des années 1960 dans les Cévennes. La découverte, dans les archives, d’un corpus de textes spécifiquement consacrés au cinéma et à l’image à partir de 1978 nous a convaincus de la nécessité d’en faire un livre. Les textes de Deligny s’organisent en trois parties chronologiques dont les titres, « Camérer », « Film fossile », « IMAGEs », dénotent le déplacement du centre de gravité de sa réflexion, de l’outil (caméra) – et donc du faire – à l’image qui ne se voit ni se prend, image autiste, image d’espèce, image versus langage…
Le mot « camérer » apparaît sous sa plume en 1977, comme une alternative à « filmer ». Sous sa forme infinitive, il privilégie la primauté du processus sur la visée de l’objet-film (camérer / camerrer). Il désigne bien une pratique, mise en œuvre dans les aires de séjour : des films se tournent (Ce gamin, là, Projet N, À propos d’un film à faire), des vues sont prises en super 8 (à destination des parents des autistes), puis en vidéo ; les projets sont nombreux, notamment avec l’INA. Mais « camérer » est également un concept, un outil de déstabilisation, une boîte à questions sans réponses. À la même époque Deligny forge « mécréer » (l’anagramme à une lettre près de camérer) : ne pas y croire, décevoir, ne pas filmer… En cela il est le contemporain de Marguerite Duras, de Jean-Luc Godard, ou de Chantal Akerman, et l’héritier d’André Bazin (dont il fut l’ami).
La deuxième partie de l’ouvrage achemine Deligny vers l’image, qu’il joue pour commencer contre le langage et la domestication symbolique, puis en symbiose avec lui. Il est l’« écrivant » qui s’adresse au « camérant », Renaud Victor (son interlocuteur principal en cinéma). Il se donne le rôle du canevassier, il cherche des alternatives au « scénario ». Puisque les images ne se prennent pas, dit-il, elles sont « sauvages » : ici se logent sa critique de l’humanisme occidental et son jeu avec l’éthologie : il se pourrait que l’image soit du règne animal, et qu’elle loge dans la « mémoire d’espèce » …
La troisième partie, « IMAGEs », ouvre la boîte de Pandore. Cherchant l’image, il en trouve une myriade, « tout est image ». Le cinéma s’éloigne, Deligny revient sur la symbiose impossible entre l’image et le langage prédateur. Autrement dit, les images se cachent, elles sont retenues dans le tain du miroir. Il recourt à Wittgenstein, dont il fait comme de tout une lecture intéressée : « je prends le mot image et je le jette au-delà les bornes du langage. » Dans quelques notes magistrales de la fin de sa vie, il fait remonter les images, dont quelques-unes, logées dans les marais de sa mémoire, « s’entretuent et se dévorent ».
L’iconographie du livre fait coexister toutes les formes d’images : pas de cinéma sans cartes, pas de cartes sans tracer ni manuscrits ; un lien pensé mais sans secret, les fait circuler et coïncider. En tout, plus de 300 images…
Le recueil des textes de Deligny est complété d’un ensemble d’essais inédits (sauf celui de Jean-Louis Comolli) par les meilleurs connaisseurs de son œuvre : il y est question des possibles points de contact entre la pensée de Bazin et Deligny (Hervé Joubert-Laurencin), de la place du cinéma militant dans les tentatives de Deligny avant les années 1970 (Marlon Miguel), de la façon dont le Moindre Geste touche au paradoxe de « camérer » : faire du cinéma contre le cinéma, échapper au programme et au cadre (Jean-Louis Comolli), de l’analogie entre image et « repère », pensée du point de vue de l’éthologie (Anaïs Masson) et du point de vue de l’espace envisagé dans la clinique psychiatrique psychiatrique (Alexandra de Seguin), d’une image introuvable – dans la tête de Janmari ? – , que Deligny jetterait en pâture à Renaud Victor contre l’arsenal du cinéma (Sandra Alvarez de Toledo), de la contemporanéité de sa réflexion avec celle des cinéastes pour qui image et langage se situent dans l’intervalle « d’une chose commune que ni l’un ni l’autre n’accomplit » (Cyril Béghin).