Description
La Littérature en suspens est consacré aux textes de ceux qui ont entrepris de témoigner des camps nazis et de la Shoah en faisant œuvre. Il réfléchit le statut incertain et le caractère tourmenté de ces œuvres qui témoignent d’une forme de «désappartenance» humaine, et cherche en elles les effets de cette scission : quelle tension produit le fait de témoigner d’une rupture anthropologique à l’intérieur du système de valeurs qu’est la «littérature» ? Ce qui a lieu alors n’est pas un adieu à la littérature, ni sa complète disqualification, mais sa crise et sa critique, implicite ou explicite, à la manière d’une mise en «suspens».
«Quand on écrit sur Auschwitz, il faut savoir que, du moins dans un certain sens, Auschwitz a mis la littérature en suspens», disait Imre Kertész en 2002 (L’Holocauste comme culture). On tente ici de comprendre ce «certain sens» et la manière dont il se démultiplie selon les histoires et les aires où ces œuvres ont été produites.
La Littérature en suspens distingue les «Théories et paradigmes» (I) et les «Œuvres» (II), en prenant un double parti : celui d’abord d’historiciser les discours critiques et paradigmes qui se sont développés à ce sujet, en différenciant ce qui s’est joué en Occident et en Europe orientale (URSS et Pologne), selon les expériences historiques, les expériences politiques et leurs horizons culturels d’inscription ; celui ensuite de s’immerger dans certaines œuvres où l’art se voit à la fois requis et rejeté, ou mobilisé et questionné : celles en particulier de trois déportés politiques (David Rousset, Charlotte Delbo, Jean Cayrol), puis d’écrivains juifs rescapés de l’extermination (Etty Hillesum, Piotr Rawicz, Jean Améry, Imre Kertész, Georges-Arthur Goldschmidt, Aharon Appelfeld). La question des rapports entre «témoignage» et «littérature» est ainsi reposée en considérant un corpus plus vaste et différencié que le canon d’où émergent les théories du pseudo «genre testimonial» jusqu’ici mobilisées ; au parti pris d’une philologie critique se joint une approche de type anthropologique attachée à préciser le rapport entre l’acte de témoigner et le jeu de la création, et à comprendre la place du serment et du rituel dans ces écritures sécularisées.
Ce livre montre que l’intégration du témoignage dans la «littérature» s’est faite sur un mode suspensif, schismatique et souvent ironique, dans tous les cas dans une forme de distance dont la signification réclame d’être davantage réfléchie, à l’heure où le supposé «passage de témoins» fait parler d’une «littérature de la troisième génération». Le legs précieux de cette littérature pensante ne doit pas se dissoudre dans notre culture de la mémoire. La conjugaison de l’acte de témoignage et du jeu de l’œuvre créatrice produit une ritualité spécifique, étrangère à toute sacralisation du témoignage en tant que tel. Le livre tente de comprendre le rapport spécifique au sacré qu’élabore cette littérature de la désappartenance, profane et iconoclaste, en se penchant sur les relations complexes inventées pas chaque auteur au monde de la littérature, et, à travers elle, sur les liens entre la terreur mythique associée au passé et l’intensité nécessaire d’une vie à venir.
Théories et paradigmes
I- De la littérature interdite au «genre littéraire» : prescriptions et canons
La première partie évoque les écrans et prismes, de nature à la fois théorique et politique, à travers lesquels ont été lues (et non-lues) les œuvres des rescapés : discours prescriptifs ou interdits de mémoire, constitution de paradigmes et effets de canons liés à la formation de corpus, différents selon les aires culturelles et les expériences historiques. La place donnée à l’histoire politique et aux contraintes idéologiques explique qu’une distinction soit faite entre l’Ouest et l’Est : quelle que soit la modification de cette géographie politique après 1989, celle-ci a pesé de tout son poids sur la genèse et la construction des discours et des lectures.
– «“Après Auschwitz” : la littérature coupable» expose, décompose et périodise un système discursif qui s’est développé autour de l’acte d’écrire et de représenter pendant plusieurs décennies dans la pensée occidentale, en passant en revue les paradigmes qui se sont constitués en Allemagne, aux États-Unis et en France.
• Allemagne : poids de la sentence d’Adorno sur la poésie barbare après Auschwitz, puis sa décomposition critique au cours des années 1990 où se développe une réflexion sur la fiction à l’œuvre dans les textes d’après-guerre et les modes de littérarisation des témoignages.
• États-Unis : développement d’une «école du silence» et de l’indicible (Georges Steiner, Elie Wiesel) en contrepoint d’un processus d’«américanisation de l’Holocauste» ; constitutions de canons et construction d’une critique intégrant la «littérature de l’Holocauste» à la «Bibliothèque de la Catastrophe» juive (David G. Roskies) ; passage de «l’irreprésentable» à la «crise de la représentation», travaux sur les formes du témoignage et la réécriture fictionnelle de l’événement, le trauma et la transmission, les écritures générationnelles….
• France : coexistence paradoxale d’une littérature concentrationnaire ou lazaréenne chargée de «refonder» la littérature en sa «vérité» (Robert Antelme, Georges Perec) ou de lui donner un avenir (Jean Cayrol), et d’interdits de narration, fiction ou catharsis (Maurice Blanchot, Claude Lanzmann) tandis que des modes de narration fictionnalisée s’affirment dans une littérature juive (André Schwarz-Bart, Anna Langfus, Piotr Rawicz); l’art ou la poésie devenant la condition sinon la forme du témoignage placé sous le signe de l’impossible (Shoshana Fellman, Jacques Derrida) ; constitution d’œuvres en objets d’étude sous le signe du «genre» avec canonisation et patrimonialisation de certaines (Robert Antelme, Primo Levi), aux détriments de la «Khurbn Literatur» (Littérature de la destruction).
Ces paradigmes se croisent et se reformulent à la faveur d’une internationalisation de la recherche, plus marquée depuis les années 1990 et surtout 2000, même si les cloisonnements pèsent toujours sur les types d’approches. Sont alors formulées les «questions d’échelle» et évoqués des spécificités nationales (Pays-Bas, Italie, Israël) et certaines œuvres devenues paradigmatiques (Primo Levi).
– «“Khurbn” : réponses à la Catastrophe» expose la genèse et le développement d’une autre conception du témoignage avec la «Khurbn Literatur», en montrant comment les écrits des ghettos polonais d’abord, puis le témoignage des survivants, viennent s’inscrire dans une réflexion proprement juive, surtout judéo-polonaise et en grande partie yiddish, née d’une histoire au long cours : le modèle ethnographique de sauvegarde des traces issu de la sécularisation du «Zakhor» et des «Sheymes», issu des crises de la modernité, vient croiser les genres anciens accompagnant la chronique des persécutions. De cette sacralisation de la trace et du témoignage individuel et collectif naît une littérature fortement inscrite dans les traditions religieuses juives, souvent sur le mode de la transgression et de la dérision. En contrepoint sont évoqués les regards de «l’autre côté du ghetto» dans ce «pays-témoin», avant et après la campagne antisémite des années 1960.
– Dans «URSS : la mémoire interdite» un autre corpus est évoqué : là où l’extermination s’est déroulée à ciel ouvert et aux yeux de la population non juive, une «littérature des ravins» se constitue très tôt, prise en charge par les correspondants de guerre et ceux qui collectent les traces pour le Livre noir, dont plusieurs écrivains officiels, qui évoluent dans leur rapport à leur judéité (Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg) et travaillent avec les écrivains yiddishophones (Avrom Sutzkever, Dovid Bergelson, Lev Ozerov). Ici le «suspens» est lié au tournant violemment antisémite que prend le régime en 1947-1948. Une littérature – russe, yiddish et ukrainienne – se développe alors dans les interstices de la censure, déformée par les dogmes du réalisme socialiste, empruntant souvent la forme du vers poétique, plus propice au cryptage et à l’allusion. On évoque la genèse du paradigme de «Babi Yar», ravin des ravins devenu l’emblème d’un déni soviétique au long cours, puis d’une mémoire officielle pendant le dégel, derrière laquelle couve une protestation explosive qui touche à toute forme d’idéologie, mais aussi aux illusions de l’humanisme et aux mensonges de la culture (Anatoli Kouznetsov).
II- Témoignage et littérature : l’acte, le schisme, le jeu
– Ce chapitre formule d’abord quelques «contrepropositions» sur les notions de «poétique», «témoignage», «catharsis», «fiction», «interdit», qui sont apparues tout au long du chapitre précédent, à la manière d’une mise au point théorique.
– Dans «Le témoignage est un acte et non un genre», l’auteur pose quelques données d’ordre anthropologique relatives au lien entre témoignage et serment comme rite verbal, acte par quoi la parole se transporte dans la sphère sacrée de manière conditionnelle (Benveniste), là où la création littéraire se donne la liberté du jeu. On revient sur le «schisme» créé au sein de la littérature par le témoignage en tant qu’acte de parole ritualisé, prononçant un serment de véridiction et de non-oubli à destination des morts autant que des vivants. On oppose aux théories du témoignage comme «genre littéraire» cette notion d’acte rituel que l’œuvre transporte vers le jeu, produisant une tension spécifique et réglant un régime d’énonciation transgénérique. On évoque les malentendus que fait naître l’idée d’un «genre testimonial» conçu comme «genre littéraire» à partir du modèle canonisé du récit de déportation.
– Pour finir on examine la teneur de vérité du «jeu de Primo Levi» lorsque, créant lui-même un malentendu, il affilie le témoignage du camp à l’épopée, et affirme que «le récit du rescapé est un genre littéraire».
Œuvres
Cette deuxième partie prend le parti de l’immersion dans quelques œuvres, choisies pour la force avec laquelle elles énoncent leur pensée schismatique et l’inscrivent dans la littérature, nécessitant chacune son décryptage propre : leurs auteurs aident à penser ou repenser à la fois la valeur et la fonction de la littérature à partir de la «ligne infranchissable d’Auschwitz» (Kertész). Ils invitent à repenser l’acte d’écriture et la transmission littéraire en posant un rapport nouveau entre l’expérience historique et le legs métaphysique, théologique ou ontologique, ou qui réapprend un certain usage distancié du mythe.
I- Littérature du camp : le cosmos et l’espèce
Ce chapitre aborde les poétiques de trois déportés politiques français qui inventent chacun un système d’écriture codifié et fortement ritualisé à partir d’une expérience d’extrême déshumanisation, en jouant de trois manières différentes avec le mythe : construction d’une «profondeur des camps» devenue «cosmogonie» intime dans une parodie de l’enfer (David Rousset), modulation d’un chant tragique aimanté par la figure improbable d’Antigone à Auschwitz (Charlotte Delbo), imagination d’un «art lazaréen» conçu à partir de l’expérience étrangéisante du survivant (Jean Cayrol).
II- Illuminations et sauvetages
Ce chapitre traite d’œuvres où l’acte de témoigner et la recherche d’une écriture distanciée, propre à la production d’une pensée spéculative et métaphysique, s’accompagnent de formes d’illumination et de pratiques d’étrangéisation engendrant une ironie et parfois un humour singulier.
– «Catastrophe et messianisme» s’interroge sur ce que devient la structure de pensée messianique dans le témoignage de la Catastrophe, en particulier lorsque celui-ci se fait au présent : sont évoqués le journal clandestin rédigé à Theresienstadt par une jeune Tchèque, Alice Ehrmann, d’où est tirée la formule-titre «Une étrange vision de l’avenir au-delà de tout ceci», puis les Lettres de Westerbork d’Etty Hillesum : chez celle-ci sont mises en rapport la perception apocalyptique du présent du camp de Westerbork et l’imagination d’un «livre à venir» pour lequel le mot «poésie» n’est lui-même plus adéquat.
– «Caractères destructeurs» est une formule empruntée à Walter Benjamin pour désigner celui qui, paradoxalement, se tient «sur le front de la tradition» en adoptant le geste de la «liquidation». Elle s’applique diversement à trois auteurs issus respectivement de Galicie orientale (Piotr Rawicz), d’Autriche (Jean Améry) et de Hongrie (Imre Kertész), dont la relation à la littérature est à la fois passionnelle et iconoclaste. L’enjeu critique est ici de comprendre le rapport paradoxal qu’ils ont créé aux traditions littéraires et culturelles qui les ont formés : romantisme allemand et essayisme autrichien dans la «passion littéraire» d’Améry, qui lui fit multiplier les essais romanesques et placer «à la lumière de l’utopie» son «essai pour surmonter l’insurmontable», héritant de Paul Celan tout en semblant reniant l’écriture poétique ; conte philosophique, roman d’éducation et récit de déportation renversés en «roman atonal» par «l’innocence cynique» (Nietzsche) d’un ex-enfant-narrateur dans Être sans destin de Kertész ; messianisme et mystique juive d’Europe orientale dans l’unique roman-poème de Rawicz, Le Sang du ciel, où le judaïsme religieux semble à la fois récapitulé et détruit dans une narration troublante, soumis à l’implosion dans un exil radical et recueilli à l’état de ruines.
III- La langue des enfants
À travers l’œuvre de deux auteurs qui étaient enfants pendant le génocide, Georges-Arthur Goldschmidt et Aharon Appelfeld, ce chapitre analyse la construction d’un puissant mythe linguistique et poétique, lié à l’expérience d’un changement de langue : l’idée d’une «langue nouvelle» (Appelfeld) ou d’une «contre-langue» (Goldschmidt) qui serait celle des enfants, et qui, réanimant une mémoire enfouie du corps réveillant la stupeur de l’infans, ouvre la voie à un type de création poétique singulier. On interprète ici la signification de ce mythe d’une langue de l’enfance en revenant sur l’expérience qui l’a nourrie chez ces deux auteurs – installation en Palestine et apprentissage de l’hébreu pour Appelfeld, installation en France et pratique de l’entre-deux-langues pour le traducteur qu’est Goldschmidt.
La relation à la fois mémorielle et poétique qu’élaborent ces textes avec la terreur nazie – comme dotée d’un caractère originaire par le récit d’enfance – est lue à la lumière des propos de Hans Blumenberg sur le mythe et sa variabilité historique (Arbeit am Mythos), et de Yosef Yerushalmi sur la littérature moderne comme substitut aux rituels et légendes. Elle est également lue à l’aide de deux métaphores de Danilo Kiš, lui-même survivant : celle de «l’écho du mythique» et celle d’«étrangéisation», notion que Kiš emprunte à Chklovski pour en faire un usage singulier, qui vient en quelque sorte «compléter» le récit que propose Carlo Ginzburg de ses usages occidentaux (l’«estrangement»). Cette poétique de l’enfance propre aux écritures de la remémoration tardive est enfin confrontée aux écrits d’enfants contemporains de la Catastrophe, et ce qui est alors interrogé est la signification du présent que font vivre ces textes et l’héritage qu’ils peuvent constituer.