Description
Fernand Deligny rédige Lettres à un travailleur social en 1984-1985. Il vit dans les Cévennes avec des enfants autistes depuis 1968. Entre-temps, il a publié une dizaine de livres qui portent sur le « réseau » en développant une pensée de l’ »humain commun » et une critique du langage du point de vue de l’autisme. Le dernier, Traces d’être et bâtisse d’ombre a paru chez Hachette en 1981. Avec le temps, il s’est éloigné des travailleurs sociaux qui lui reprochent son écriture « hermétique » et voudraient le voir renouer avec l’esprit directement militant des aphorismes de Graine de crapule, petit opuscule libertaire paru en 1945. Deligny esquive. Il répond sans répondre. S’adressant à un « travailleur social quel qu’il soit », il ne se départit pas de cette langue soi-disant « hermétique » ; c’est dans cette langue « en tant qu’outil » qu’il veut persuader les travailleurs sociaux de penser leur tâche difficile. Dans Le Croire et le Craindre, son autobiographie (1978), il écrit : « C’est quasiment une position politique de faire cause commune avec les mots dénigrés ». Ces mots sont « asile », « milieu », « infinitif », « énigme », « repérer »…
Sa proposition est donc politique : en ce début d’années 1980, il pointe (comme il l’a toujours fait) les risques d’une liberté indexée sur l’individualisme, et d’une psychologie organisée autour de l’hypostase du sujet « absolu » et de la « conscience de soi ». Non sans provocation (en ce temps où la politique de sectorisation prône la fermeture des hôpitaux psychiatriques), il prend la défense de l’asile, non au sens institutionnel mais au sens premier de refuge. Dans des pages que ne renieraient pas les critiques actuelles les plus radicales sur l’école, il met en garde contre les formes de « l’apprendre » qui négligent les « faits hérétiques », les faits « chiendent », ceux qui résistent à la sélection : « Sélectionné toi-même travailleur social, te voilà à même de sélectionner les faits convenables. Mais alors qui daignera s’apercevoir des faits inconvenants ? ». Il suggère plutôt de respecter le hasard, l’énigme, et le tacite dont il reprend la notion au philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein. En phase avec plusieurs penseurs de son époque (Maurice Blanchot, Jean-Luc Nancy, entre autres), il interroge un « commun » qui ne soit ni communautaire ni communicationnel mais « coutumier », indissociable d’un territoire (évidemment non identitaire) et de la pratique qui consiste à « asiler » (infinitif forgé par lui) l’humain, celui en qui la mémoire d’éducation n’aurait pas totalement supplanté la mémoire d’espèce…
Dans une postface généreuse et éclairante organisée en trois parties, Pierre Macherey, grand analyste de Marx et Spinoza, penseur de l’utopie, répond en quelque sorte, lui, à l’inquiétude du travailleur social. Dépliant le texte de Deligny sans l’expliquer, proposant de lui reconnaître son inquiétante étrangeté, il commence par souligner la parenté entre l’écriture et les thèmes abordés: l’« entre » (entre les mots et les choses, entre les personnes, ce qui « constitue la trame de toute forme de vie ») de préférence aux grandes totalisations, l’ »énigme » qui se refuse à l’interprétation et appelle le silence. Dans un second temps il analyse de près l’une des lettres, dont il dégage en particulier le thème de la ligne – de « l’aller ligne », selon la formule d’Henri Michaux – en montrant (au fil de sa propre lecture) qu’elle caractérise ici encore à la fois le mode d’occupation de l’espace non linéaire qui est celui des enfants autistes ET l’écriture de Deligny ; et qu’elle le conduit de l’ »évocation d’une file d’enfants » à des considérations à portée « tendanciellement cosmiques ». Il propose enfin un florilège de citations de Lettres à un travailleur social, associées et commentées de manière à en faire apparaître clairement la trame des principales lignes de force.