45,00 

avec des textes de Michel Chauvière, Annick Ohayon,
Anne Querrien, Bertrand Ogilvie, Jean-François Chevrier

1856 pages, 557 images
format : 16,7 x 21,6 cm
reliure souple

avec l’aide du Centre national du livre (CNL),
de la Mission de recherche « Droit et justice »,
du ministère de la Jeunesse, des Sports et de la Vie associative,
de la Région Ile-de-France, de l’INA et des Ceméa

ISBN : 978-2-37367-012-7
date de parution : 14 nov. 2017
(1re éd. 2007)

 

Fernand Deligny

Œuvres


édition établie par Sandra Alvarez de Toledo

Description

 

Les Œuvres de Fernand Deligny (1913-1996) reconstituent en 1856 pages de textes, images, fac-similés, les étapes d’une trajectoire qui conduisit cet éducateur sans diplôme de la lutte contre l’institution « Sauvegarde de l’enfance » à une approche expérimentale de l’autisme. L’ouvrage rassemble l’essentiel de son œuvre, éditée et inédite : de Pavillon 3, ses premières nouvelles (1944), aux textes sur l’image des années 1980 et à l’évocation de sa dernière et monumentale tentative autobiographique, L’Enfant de citadelle.

L’écriture fut pour Deligny une activité constante, existentielle, le laboratoire permanent de sa pratique d’éducateur. Ses premiers livres sont des pamphlets contre l’« encastrement » institutionnel et contre l’approche psychopédagogique qui anime la politique rééducative de l’après-guerre et dans laquelle il voit très tôt s’annoncer la « société de contrôle ». À partir de la fin des années 1960, il engage une réflexion anthropologique contre la « domestication symbolique » et pour une définition de l’humain a-subjectif, spécifique, dépris de lui-même. Il accueille des enfants autistes dans les Cévennes et invente un dispositif : un réseau d’aires de séjour, des éducateurs non professionnels, un « coutumier » ritualisé à l’extrême, inspiré de l’agir et de l’immuable autistiques. Il invente une cartographie, les fameuses « lignes d’erre », se saisit du cinéma pour remettre en cause le point de vue hégémonique de « l’homme-que-nous-sommes ».

Le volume – chronologique – s’accompagne d’une édition critique détaillée : les textes et films en images sont précédés d’introductions (Sandra Alvarez de Toledo) qui les replacent dans leur contexte historique et dans la biographie intellectuelle de Deligny ; chacune des cinq parties de l’ouvrage se conclut par un texte (Michel Chauvière, Annick Ohayon, Anne Querrien, Bertrand Ogilvie, Jean-François Chevrier) qui dégage les lignes de force de sa pensée au cours de ses tentatives successives.

À part le milieu de l’éducation spécialisée, qui célébrait encore Graine de crapule comme le petit livre rouge de la pédagogie libertaire, et quelques philosophes à qui le Mille plateaux de Deleuze et Guattari rappelait vaguement son nom, Fernand Deligny était oublié. La parution des Œuvres, en 2007, lui a donné une seconde vie. Il est désormais lu et traduit en plusieurs langues ; sa pensée est étudiée sous ses multiples angles, pratiques, théoriques, artistiques ; sa proposition de considérer l’homme du « point de voir » de l’autiste et de créer de nouveaux modes d’être et d’existence est prise en compte par ceux que les ravages du capitalisme incitent à changer de perspective, à inventer de nouveaux espaces de lutte, de recherche et de vie. La réédition, dix ans plus tard, est à quelques points près identique à l’édition originale. On trouvera en fin de volume, comme un signe qui salue cet anniversaire, un court texte supplémentaire, inédit, « L’homme sans convictions ».

sommaire

 

« Journal d’un éducateur »

Présentation par Sandra Alvarez de Toledo

 

I. Asiles

Pavillon 3
Introduction
Pavillon 3 (1944)

Graine de crapule
Introduction
Graine de crapule (1945)
« Graine de crapule ou le charlatan de bonne volonté » (préface inédite, 1955)
Préface de la réédition (1960)

Les Vagabonds efficaces
Introduction
Les Vagabonds efficaces (1947)
Préface d’Émile Copfermann à la première réédition (1970)

Les Enfants ont des oreilles
Introduction
Les Enfants ont des oreilles (1949)
« Septembre 1976 », (préface, 1976)
Poèmes et tracés de la réédition (1976)

« Devenir Deligny (1938-1948) » par Michel Chauvière

 

II. La Grande Cordée

La Grande Cordée
Introduction
Présentation de Louis Le Guillant (1950)
« La Grande Cordée » (1950)
« La caméra outil pédagogique » (1955)
« Le groupe et la demande » (1967)

Ceméa
(Documents 1943-1960. Légendes de Jacques Ladsous)

Adrien Lomme
Introduction
Adrien Lomme (1958)

« L’enfance et l’adolescence dans la psychologie française (1947-1962) »
par Annick Ohayon

 

III. Légendes du radeau

Le Moindre geste
Introduction
Le Moindre geste (1962 -1971)
« Quand même il est des nôtres » (1971)

Cahiers de la Fgéri
Introduction
« Gourgas, une gageure » (extrait du n° 1, 1968)
« Langage non verbal » (extrait du n° 2, 1968)

Nous et l’Innocent
Introduction
Nous et l’Innocent (1975)

Cahiers de l’Immuable
Introduction
Voix et voir (n° 1, 1975)
Dérives (n° 2, 1975)
Au défaut du langage (n° 3, 1976)

Ce Gamin, là
Introduction
Ce Gamin, là (1975)
Cartes et légendes (1968-1979)

Le Croire et le Craindre
« Que croire soit advenu pour pallier le craindre… » (inédit, 1978)
Le Croire et le Craindre (1978)

« Un radeau laisse passer l’eau » par Anne Querrien

 

IV. L’agir et le faire

Les Détours de l’agir ou le Moindre geste
Introduction
Les Détours de l’agir ou le Moindre geste (1979)

Projet N
Introduction
Projet N (1979)

Singulière ethnie
Introduction
Singulière ethnie (1980)

Traces d’être et Bâtisse d’ombre
Introduction
Traces d’être et Bâtisse d’ombre (1983)

« Au-delà du malaise dans la civilisation. Une anthropologie de l’altérité infinie »
par Bertrand Ogilvie

 

V. Ce qui ne se voit pas

Contes du vieux soldat et de belle lurette
Introduction
Contes du vieux soldat et de belle lurette (inédit, 1982)

Acheminement vers l’image
Introduction
Acheminement vers l’image (inédit, 1982)
« Camérer » (1983)

À propos d’un film à faire
Introduction
À propos d’un film à faire (1989)
« Ce qui ne se voit pas » (1990)

« L’image, “mot nébuleuse” » par Jean-François Chevrier

L’Enfant de citadelle (1988-1993, extrait)

Chronologie
Bibliographie

« L’homme sans convictions »

introduction

 

L’inactualité de Fernand Deligny

Sandra Alvarez de Toledo

 

« J’aimais l’asile. Prenez le mot comme vous voulez : je l’aimais, comme il est fort probable que beaucoup de gens aiment quelqu’un, décident de faire leur vie avec. Il s’agissait bien d’une présence vaste, innombrable, mais dont l’unité était évidente. » Deligny avait vingt ans – il est né en 1913 – quand il se rendit pour la première fois à l’asile d’Armentières, entre Lille et Bergues, sa ville natale. L’asile devint son île, le lieu d’une seconde naissance et d’un exil intérieur définitif, la condition de l’écriture, le modèle institutionnel et spatial de ses futures tentatives. Au début des années 1980, en plein débat sur la sectorisation et la fermeture des hôpitaux psychiatriques, il écrit un « Éloge de l’asile ». Il n’apporte pas sa voix à la contestation du « grand renfermement ». L’enjeu du redécoupage des pouvoirs entre administration, psychiatrie et justice, sur fond de remise en cause de la loi de 1838, ne le concerne pas. Que l’aliéné conserve ou non ses droits ne l’intéresse pas. C’est au contraire son irresponsabilité profonde qui l’intéresse, son incapacité à faire valoir ces droits, le flottement qui s’instaure sur son statut de personne. La vie de Deligny, son œuvre, son engagement même, s’enlèvent sur ce fond de refus de rien posséder en propre, à commencer par soi-même. Sa vision de l’asile et de ce qu’il n’appelle pas la folie est, en ce sens, philosophique et poétique.

Il y aurait donc quelque chose de paradoxal à publier ses Œuvres, à lui rendre sous la forme d’un imposant volume ce dont il n’aurait pas voulu. À consacrer auteur celui qui, vers la fin des années 1960, s’empara de l’autisme comme modèle d’une forme d’existence anonyme, dénigrée, reléguée à la frange de tout, et en cela, dit-il, non assujettie, réfractaire à la « domestication symbolique ». À célébrer le nom de celui qui chercha une langue sans sujet, une langue infinitive, débarrassée du « se », du « soi », du « moi », du « il » ; une langue du corps et de l’agir, à la fois concrète et contournée, répétitive jusqu’à la ritournelle, qui cultive l’opacité par peur d’être comprise, mal comprise, prise. L’œuvre de Deligny est justement l’image d’un processus de déprise de soi et de l’Un, dans le travail de l’écriture et dans la recherche indéfiniment remise sur le métier d’uncommun d’espèce, pour faire pièce aux violences du sens de l’histoire.

Deligny partage avec les intellectuels de la deuxième moitié du xxe siècle le refus des fixations identitaires et la pensée métaphorique de la discontinuité : plutôt que de déplacements, de dérivations, de rhizomes ou de prolifération de systèmes, il parle de détours, de repères, de chevêtres ou d’orné. Ce vocabulaire est issu d’une expérience de l’espace vécue au travers des symptômes psychotiques. À Armentières, déjà, il tire parti de la topographie labyrinthique, des espaces à faible légitimité, des caves, des greniers, des trous. Quel que soit son projet, il commence toujours par élire un territoire qu’il veut ample (voire à perte de vue : les Cévennes) et complexe. L’asile, La Grande Cordée, la tentative des Cévennes, sont desréseaux : des antidotes à la concentration des pouvoirs et des identités, une manière d’éviter de « faire cible ». Le détour est une alternative à la « dérive » romantique post-surréaliste ; un parcours rallongé mais limité, qui conserve dans ses boucles la référence à un lieu. Par chevêtres, il faut entendre ces points de repère où le corps rencontre quelque chose ou quelque lieu déjà connu, plutôt que de se perdre dans l’infini d’une pensée trop large et de sensations trop intenses. L’orné qualifie la vision idéalisée, esthétique, de cette appréhension de l’espace.

Les expériences de Deligny sont par définition fragiles, éphémères, et doivent le rester pour rester vivantes. Elles naissent de ruptures dont il se plait à penser qu’elles sont le fruit des circonstances. Associant la formule favorite d’Henri Wallon (« L’occasion fait le larron. ») et l’attrait poétique du hasard, il fait de l’idée de circonstances un véritable mot d’ordre, contre le lien logique de cause à effet. Il définit l’éducateur comme un « créateur de circonstances », prêt à accueillir l’« insu » d’où naissent de nouvelles configurations. Le réseau d’enfants autistes n’est pas une tentative mais plusieurs : la pratique des cartes, le tournage des films, l’organisation des « aires de séjour » sont autant d’essais interrompus ou relancés au bord de l’échec ou de la sclérose. Deligny y voit des « brèches », des « trouvailles », des « percées » : l’euphémisme est l’une de ses figures de style favorites. L’autre est la métaphore. Le radeau évoque l’hétérotopie bricolée grâce au savoir-faire et à la vigilance des personnages hors norme qui l’ont suivi dans ses aventures, Gisèle et Any Durand, Jacques Lin, Guy et Marie-Rose Aubert (pour ne citer que les plus proches) ; il évoque également une forme d’épopée réduite, à la limite du dérisoire, et parfois burlesque, sans commune mesure avec celle des œuvres qu’il admire, celles de Conrad, Melville, Cervantes, Stevenson. Le grand navire de l’asile est déjà un radeau ; l’ex-demeure bourgeoise du Centre d’observation et de triage (COT) de Lille également. Quelle qu’en soit la forme et l’échelle, l’image recouvre la réalité existentielle de ce que François Tosquelles appelle un « appareil à repriser ». Dans cette formule, la connotation artisanale est précise. La critique de Deligny ne porte pas sur la structure matérielle, spatiale et sociale, de l’institution, mais sur l’intégration de normes abstraites qui entravent l’invention, la « masse des possibles », et l’efficacité. Son réflexe de l’« esquive » évoque moins l’évitement que la stratégie qui consiste à tirer parti de la faiblesse de l’adversaire et de la confusion institutionnelle, pour subvertir les règles et confronter l’administration à sa propre corruption.

Son refus des spécialités (autre forme de fixation identitaire) est motivé par le même souci d’efficacité. Profitant du désordre de la guerre, il bouleverse l’organigramme de l’asile (plutôt que la hiérarchie : son meilleur allié est le médecin-chef Paul Guilbert) et intronise les gardiens « éducateurs ». Ce sont d’anciens ouvriers ou artisans : Deligny met à profit leur savoir-faire, leur résistance physique et leur disponibilité. Il se méfie des corporations et de l’allégeance à la technique et aux savoirs constitués. Le motif officiel de sa mise à pied du COT de Lille est le casier judiciaire chargé des moniteurs (ex-ouvriers, militants, syndicalistes, chômeurs). Il encourage l’ironie des « présences proches » – périphrase par laquelle il désigne les non éducateurs en charge des enfants autistes – à l’égard des approches livresques et techniciennes. Pour définir ce parti pris, il parle d’« initiative populaire ». La formule est ambiguë : elle évoque un événement collectif, alors qu’il y est question de « milieu », de l’origine sociale commune aux moniteurs et aux enfants. Son projet n’est pas révolutionnaire : « Je dis tout simplement qu’un radeau n’est pas une barricade et qu’il faut de tout pour qu’un monde se refasse. »

Il est lui-même le reflet de cette dé-définition. S’il écrit en permanence, avec le souci d’être publié, c’est aussi pour se déplacer, pour échapper à l’instrumentalisation, rappeler que la recherche trouve le chercheur au-delà (ou en deçà) de l’image dans laquelle on le fixe, sur le terrain mouvant et fragile de l’expérimentation. Il se désolidarise de l’auteur de Graine de crapule, estampillé « éducateur libertaire », mais continue de s’adresser aux travailleurs sociaux dans une langue volontairement étrange, qui creuse l’écart entre le texte et le destinataire, afin que s’y logent des questions sans réponse. Il écrit à Louis Althusser en septembre 1976 : « Dans notre pratique, quel est l’objet ? Tel ou tel enfant, sujet “ psychotique ” ? Certes pas. L’objet réel qu’il s’agit de transformer, c’est nous, nous là, nous proches de ces “ sujets ” qui, à proprement parler ne le sont guère et c’est pourquoi, ILS y sont, là. » Il renverse l’optique de l’éducation spécialisée, détourne l’objectif de l’enfant pour le braquer sur l’éducateur et plus généralement sur « l’homme-que-nous-sommes ».

À la fin des années 1930 – il est alors instituteur dans les classes spéciales – et au début des années 1940, il s’affilie encore, de loin, à la pédagogie moderne. Celle-ci commence avec le « faire œuvre de soi-même » d’Heinrich Pestalozzi, emprunté à l’idéalisme de l’action de Fichte et plus précisément au concept de Selbsttätigkeit (l’autoactivité, au double sens d’une activité produite par soi et d’une activité sur soi). Deligny figure marginalement dans cette histoire, qui s’adresse à des enfants « normaux », socialisables. Sa vocation est celle des enfants « arriérés, caractériels, déficients, délinquants, en danger moral, retardés, vagabonds, etc., etc. » (Adrien Lomme), et plus tard autistes, pour lesquels la référence psychologique à l’autonomie ne joue pas. « Les aider, pas les aimer » est la formule qui résume sa critique des « idéologies de l’enfance » (Pierre-François Moreau) de l’après-guerre, l’écart entre son approche ironique et mélancolique, et celle, idéaliste et chrétienne, du renouveau éducatif. Le réseau d’accueil et d’apprentissage destiné aux adolescents de La Grande Cordée est un prétexte à susciter de nouveaux événements, à éloigner le terrain pathogène plus qu’à générer de véritables vocations par le travail. Le jeu ou le dessin, autres points cardinaux des pédagogies nouvelles, n’ont pas de prise sur des enfants ou adolescents « désymbolisés ». La sensation du geste dans l’agir improductif, « pour rien », lui paraît garantir la reconstruction d’un corps plus sûrement que l’acquisition de conduites sociales. Il voit très tôt le cinéma comme un outil à mettre entre les mains des adolescents de La Grande Cordée : il imagine un film sans pellicule, une caméra stylo, qui transite d’un lieu à l’autre comme emblème d’un projet commun. Il confie la cartographie des « lignes d’erre » à des autodidactes. Malgré leur séduction graphique, ces transcriptions résistent au statut d’œuvre d’art, brut ou conceptuel. On imagine, dans quelques décennies (ou siècles ?), un chercheur face à ces documents ; il y verrait sans doute la trace de pratiques naïves, légèrement hallucinées, bruissant sous les grands discours du xxe siècle à propos de la folie.

Le domaine réservé de Deligny est l’écriture, directement branchée sur la vie qu’il partage avec les enfants, à distance. Il évite l’image pastorale du pédagogue. Il touche à tous les genres : la chronique, l’essai, la nouvelle, le conte, la prose poétique, le scénario. Un seul lui échappe : le roman. L’échec d’Adrien Lomme est un petit drame, qui ne se reproduit pas. Il cultive une image d’autodidacte qu’il n’est pas. Il dissimule son parcours universitaire, bref il est vrai : celui d’un étudiant contestataire de la bohême lilloise du début des années 1930, amateur de poésie et de cinéma d’avant-garde. Il lit beaucoup sans être de ces lecteurs passionnés pour lesquels la lecture est une seconde vie. Il a quelques œuvres de prédilection (Moby Dick etDon Quichotte) ; il a lu tout Conrad dont il possède les œuvres complètes. Avec le temps, la poésie (Michaux, Ponge, Artaud), occupe moins de place dans ses lectures. Il lit des romans policiers (Simenon et John Le Carré). Dans l’éthologie (les Souvenirs entomologiques de Fabre, Lorenz, Karl von Frisch) il retrouve le plaisir des « histoires ». La biologie l’intéresse davantage que la psychiatrie. Les textes d’Henri Wallon davantage que ceux de Foucault, Deleuze ou Guattari. Sa pratique des textes de sciences humaines est plus intuitive qu’analytique : il lit attentivement Leroi-Gourhan, Lévi-Strauss ou Clastres, mais parcourt Heidegger, Marx, Althusser ou Lacan ; il fait des sondages dans leurs textes, repère ce qui lui est utile ; argumente sur des extraits sans considérer l’ensemble. Sa lecture duDiscours sur la servitude volontaire de La Boétie est précise mais comme toujours orientée par ses propres obsessions. Le personnage de Wittgenstein l’intéresse au moins autant que l’œuvre. Il affiche une désinvolture à l’égard des textes savants ; il donne peu de références, cite de mémoire et dans le désordre.

En 1980, il publie un texte intitulé « Ces excessifs ». Les intellectuels, dit-il, ont des convictions ; ils assimilent la pensée des autres. Il confond intellectuels et idéologues. En choisissant l’asile, il veut renier son appartenanceà la classe des intellectuels petits-bourgeois. L’éducateur, dit-il, est un artisan, un manuel. Certains de ses textes frisent l’obscurantisme. Son refus de « comprendre », synonyme pour lui d’assimiler, de « semblabiliser », fonde son rejet massif de la psychanalyse. Son père est tué et porté disparu en 1917 ; l’enfant Deligny est pupille de la Nation. Il place sa première autobiographie, Le Croire et le Craindre, à l’enseigne du soldat inconnu. Il cultive l’idée d’anonymat plus que l’anonymat. Au début des années 1970, il devient un personnage de référence ; il a presque soixante ans ; son écriture témoigne d’une distance à l’égard des utopies (antipsychiatrie, communautés thérapeutiques, retour à la nature) dont il peut paraître l’emblème ; Graine de crapule et Les Vagabonds efficacessont encore lus et le créditent d’une autorité ; il est resté communiste tout en clamant son antihumanisme et sa critique de l’institution ; il se tient à distance du gauchisme fusionnel et bavard d’après Mai 68. Sa position intrigue et intéresse les intellectuels ; ils lui rendent visite, le sollicitent, confrontent leurs théories à son « terrain », leurs discours à son respect du silence. Ils vérifient auprès de lui l’échec de la critique frontale des pouvoirs et des savoirs ; testent les fondements de son rejet de la psychanalyse, au temps du Psychanalysme et de L’Anti-Œdipe ;s’interrogent sur sa pensée « inabsorbable » (Althusser) d’un individu non sujet, hors d’atteinte de l’idéologie ; mesurent leurs ambiguïtés politiques et institutionnelles à l’aune de son refus des compromissions.

La forme de son écriture confirme sa méfiance à l’égard des discours. Il privilégie les formes brèves. L’aphorisme est sa formule de base ; aprèsGraine de crapule, il l’adapte à l’ensemble des essais. Ses paragraphes sont courts, séparés de longs blancs qui tiennent lieu des scansions d’une pensée à voix haute, avec ses accentuations, ses retours, ses ellipses, ses répétitions. Les digressions infiltrent ses textes de plusieurs manières. À partir des années 1960, il fait référence au dictionnaire et à l’étymologie de façon quasiment systématique : moins pour rappeler le vrai sens que pour le déplier, pour dévier le cours du texte, articuler des réflexions et quantité d’anecdotes qui fondent la légende de son personnage, son roman et celui du réseau. Les fragments d’autobiographie surviennent sur le mode de l’association ; ils signalent une activité psychique permanente, une perméabilité de la pensée spéculative à l’image – la moindre image –, à ces petites unités que Deligny appelle « bribes », « copeaux », « débris », en référence à l’humain « en reste » et à la fragmentation de la perception autistique.

Tels sont l’activité et le style de Deligny, aux aguets des circonstances etinscrits sur le fond d’une permanence qui lui est nécessaire. Géographiquement, son parcours se partage en trois zones et trois moments : l’asile d’Armentières et ses activités à Lille dans le cadre de la Sauvegarde de l’enfance ; La Grande Cordée dont le premier épisode eut lieu à Paris et les suivants à travers l’est et le sud-est de la France ; le hameau de Graniers, dans les Cévennes, où il vécut pendant trente ans, sans en bouger, de 1968 à sa mort. Il n’a jamais quitté la France, ne parlait aucune autre langue que la sienne, ne regretta en rien l’expérience de cetteétrangeté-là. L’étrangeté, il la chercha ailleurs, à l’asile et au Parti communiste. Inscrit aux jeunesses communistes en 1933, il conserva sa fidélité au PCF jusqu’à sa mort (c’est à L’Humanité qu’il donna son dernier entretien, en juillet 1996). De militant, dans le contexte de son activité d’éducateur, à Lille, puis dans l’après-guerre pendant La Grande Cordée (dont tous les membres, sauf un, sont communistes), il devint à partir des années 1960 un compagnon de route plus lointain. Ses textes d’alors révèlent une véritable hantise des idéologies. La pensée du commun est un antidote au « social », qu’il définit désormais comme la promotion et « la prolifération des privilèges ».

L’histoire le lâcha et il lâcha l’histoire au début des années 1960. Le moment coïncide avec la fin de La Grande Cordée et, symboliquement, avec la mort d’Henri Wallon : le seul, parmi les communistes intransigeants de l’association, qui admît son indépendance, son « communisme très, très insuffisant ». Il est déchiré entre un refus viscéral de l’anticommunisme, et un désaccord profond avec le conditionnement idéologique du PCF. À la même époque, il abandonne la prise en charge des adolescents et entame, hors tout appareil institutionnel, une recherche sur les formes de langage non verbal. Sa rencontre en 1966 avec Janmari, « encéphalopathe profond », le détourne définitivement de l’engagement et de l’histoire, et le réconcilie avec lui-même. L’autisme profond de cet enfant-là, son retrait absolu du langage et son charisme éveillent en lui une vocation que n’aurait sans doute éveillée aucun autre enfant. Il voit en ce « jumeau de Victor de l’Aveyron » la marque de la permanence de l’espèce, le signe d’une humaine nature sans manque, débarrassée de la tyrannique réciprocité du désir, unindividu inné, étranger à l’angoisse de la mort.

L’œuvre de Deligny est hantée par la trace. Il la suit, d’expérience en expérience, par touches. Il ne cherche pas l’objet de la trace (il a disparu). L’humain, le reste, n’est qu’une trace. Elle circule dans son œuvre sous la forme de la ligne, de l’écriture ou de l’image ; quand elle s’efface, c’est pour être reprise, indéfiniment reprise, dans un présent toujours renouvelé, toujours . Le tracer infinitif est la forme accomplie de cette permanence qui ne renvoie à rien d’autre, à aucun Autre. La performance des vingt-six versions et des deux mille cinq cents pages manuscrites de L’Enfant de citadelle associe l’autofiction, dégagé du travail d’anamnèse, et l’absorption de l’histoire dans une trace sans fin ni destinataire.

***

Ce recueil paraît un peu plus de dix ans après la mort de Deligny, quand tous ses livres (hormis Graine de crapuleLes Vagabonds efficaces, et les derniers aphorismes, Essi et Copeaux) sont épuisés. Il rassemble pour la première fois l’essentiel de son œuvre : de Pavillon 3, son premier livre, paru pendant la Seconde Guerre mondiale, aux textes sur l’image des années 1980. Il s’achève (en forme d’invite) sur quelques pages manuscrites de sa dernière et monumentale tentative, L’Enfant de citadelle. Au fil de ces mille huit cent cinquante pages, Deligny reste ce qu’il fut, un instituteur, un éducateur, un intellectuel sans discipline assignée, un inventeur.

Le temps et la connaissance incomplète de son œuvre ont fixé un malentendu : il y aurait un Deligny éducateur, militant de la Sauvegarde de l’enfance et communiste, et un Deligny plus spéculatif, « poète de l’autisme », réfugié dans les Cévennes à l’abri des luttes institutionnelles. Cette séparation est grossière ; elle tient à l’hermétisme des disciplines et à la survivance de préjugés contre l’« art » comme institution ou domaine esthétique. Elle tient également à une donnée (acceptée et acceptable dans les années 1970) que notre époque refuse : Deligny parle d’autisme sans être psychiatre ; pire, peut-être, il accueille des autistes sans intention de les guérir. « Il aménageait la vie d’autiste » dit-on de lui. Les périphrases (mutisme, vacance du langage, etc.) ne font que compenser nos difficultés à reconsidérer les frontières entre le normal et le pathologique. Il s’est toujours agi pour Deligny de faire « cause commune » avec des enfants (ou adolescents), de leur éviter la prison ou l’hôpital psychiatrique, la souffrance, l’inhumanité de la réclusion ; d’adopter leur point de vue plutôt que celui des instances éducatives, médicales ou juridiques ; de définir un milieu adaptatif plutôt qu’un ensemble de règles abstraites ; de préférer l’invention à la compassion philanthropique, ou au narcissisme des « marges » des années 1960 célébrées par une intelligentsia très urbaine et éloignée des réalités. Il ne s’agit pas pour autant de sous-estimer l’intérêt de sa stratégie institutionnelle au COT de Lille ou durant La Grande Cordée ; ou de réinterpréter, comme il a tendance à le faire lui-même, ses tentatives des années 1940 à la lumière de son rejet du langage.

« Journal d’un éducateur », paru dans le premier numéro de la revueRecherches fondée par Félix Guattari, est le premier signe de ce désaveu de l’histoire. La chronologie du récit est cassée, les épisodes de l’asile, la guerre et le Parti communiste, éclatés et absorbés dans une perception sans référence au temps et à l’espace, annulés dans l’expérience de la folie et de la mort. Ce texte sert de prologue au recueil. Deligny l’écrivit en 1966, à la clinique de La Borde. Il avait cinquante-trois ans ; il avait déjà passé trente ans avec des enfants et adolescents arriérés et caractériels ; il en passera trente autres avec des enfants autistes.

Asiles

La présentation chronologique de ses œuvres a l’avantage d’ordonner un matériau complexe de textes, articles, numéros de revues, dessins, cartes, photographies, films. La profusion est la marque d’une œuvre expérimentale qui vise le geste et l’activité plus que l’objet. Le recueil est composé de cinq parties. La première, « Asiles », porte sur dix ans d’activité et de publications. D’instituteur dans les classes spéciales à Paris, Deligny devint éducateur, à Armentières, pendant la guerre. L’Association régionale de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence (Arsea) le missionna ensuite pour prendre la direction d’un plan de prévention de la délinquance, puis celle du premier COT de Lille. Il se distingue aussitôt par ce que Michel Chauvière appelle une « triple dissidence » : à l’égard du régime éducatif, du mode de recrutement des éducateurs et de la division du travail entre les institutions habilitées. Son premier livre, Pavillon 3, paraît en 1944. L’éducateur-écrivain n’a pas encore trouvé son style ; l’écriture hésite entre une prose poétique surchargée de métaphores et la langue parlée. Sa tentative d’écrire pour des adolescents délinquants, épileptiques, psychotiques, est maladroite ; mais il faut la considérer comme un témoignage sur l’internement asilaire dans le milieu du prolétariat. Le roman social et populiste des années 1930 – auquel s’apparente Pavillon 3 – écartait du tableau de la misère humaine les « voix d’en bas » qui n’ont rien à faire valoir, ni force de travail, ni capacité de lutte, ni droit moral.

La parution de Graine de crapule, en 1945, attira l’attention sur cet éducateur dont la voix s’élevait contre la Sauvegarde de l’enfance mais également contre l’esprit paternaliste et « protectionnel » (Dominique Youf) de l’ordonnance de 1945. La préface inédite (1955), prévue pour une première réédition, montre la réticence de Deligny à l’égard des aphorismes qui l’ont rendu célèbre. Il critique ses propres « formules » paradoxales ; y apparaît un personnage fragile, hanté par ses origines sociales, et par une sensibilité littéraire qui, dit-il, l’éloigne du peuple. Il convie l’éducateur à « traquer dans les phrases […] l’adroit petit-bourgeois », le « charlatan de bonne volonté ». Les Vagabonds efficaces, chronique de son séjour au COT de Lille, parut trois années après Graine de crapule, en 1948. Le réquisitoire contre la société qui juge et enferme est violent, révolté par l’écart entre la misère des « taudis » et l’abstraction institutionnelle. Deligny met en garde les premiers éducateurs contre la normalisation et l’emprise de la morale qui masquent la cause sociale de la délinquance. Les Vagabons efficacesconfirme sa réputation d’éducateur-écrivain, fait exceptionnel pour l’époque. Les contes des Enfants ont des oreilles publiés en 1949 au Chardon rouge, éphémère maison d’édition fondée par Deligny et Huguette Dumoulin, rappellent qu’il fut également instituteur, partisan distant des méthodes d’éducation nouvelle. Le jeu de la mise en page, l’utilisation du dessin, donnent du personnage un nouvel aperçu : sa fantaisie grinçante, son parti pris des choses « au rebut » (l’anti-conte de fées). La reproduction en fac-similé rend compte de l’originalité de ce petit objet. Nous l’avons jugé plus significatif que Puissants personnages, (paru trois ans plus tôt), sorte de conte ou de fantaisie troubadour, rêverie palliative, peu consistante au dire de Deligny lui-même.

La Grande Cordée

La deuxième partie porte le titre de l’association « de prise en charge en cure libre » fondée en 1948, La Grande Cordée. Avec Les Vagabonds efficaces, Émile Copfermann, éditeur chez François Maspero, réédita trois articles de Deligny qui décrivent l’expérience sous différents angles. Nous les reprenons, avec la préface de Copfermann, de préférence à d’autres moins synthétiques et plus techniques, parus dans les revues institutionnelles, Sauvegarde de l’enfance ou Rééducation. Pendant cette période, Deligny écrit peu. Il consacre tout son temps à la survie de l’association, qui se heurte au secteur dominant de l’enfance inadaptée, à la prévalence « du diagnostic et du pronostic » (Annick Ohayon), et à l’inertie calculée de la Sécurité sociale. Les débuts de la guerre froide affaiblissent le PCF dont sont membres tous les fondateurs de La Grande Cordée. En 1955, il quitte définitivement Paris pour une période instable de dix ans. Le témoignage précis d’Huguette Dumoulin, cheville ouvrière majeure de l’association, et la correspondance de Deligny avec Irène Lézine, communiste intransigeante et biographe d’Anton Makarenko, ont permis de reconstituer les étapes de la « diaspora » de La Grande Cordée en milieu rural ; comme celles, parallèles, de l’écriture d’Adrien Lomme, le seul livre de Deligny paru dans les décennies 1950 et 1960, et son seul roman. La difficulté à maîtriser la fiction et la distance qui le lie aux personnages le fera renoncer au genre ; la dénonciation des approches de l’éducation spécialisée et du « mythe psychiatrique » est trop amère pour être objectivement prise en compte ; mais, un peu à la manière de Pavillon 3,Adrien Lomme restera une chronique romancée de l’arriération dans les campagnes françaises après la guerre, et de l’impuissance des structures de prise en charge, privées comme publiques.

Les Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (Ceméa) furent, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’un des instruments de cette « autre politique » (Pierre-François Moreau) qui se substitue à celle de l’État en matière d’éducation, de culture, et de santé mentale. Les Ceméa offrent à Deligny leur réseau et leur logistique, se proposent de faire connaître La Grande Cordée ; ils s’identifient à ses projets, font de son personnage l’un des emblèmes de leur programme. Les quelques documents et commentaires rassemblés ici résument un état d’esprit : le culte du groupe, du corps, de la vie de plein air, de l’amitié ; les stages, les activités manuelles, la lutte pour l’amélioration des conditions de vie des malades mentaux, Jean Vilar, le Théâtre d’Avignon… L’histoire de Deligny a croisé celle des Ceméa ; mais il ne partage pas plus leur humanisme chrétien qu’il n’adopte la perspective de l’homme nouveau d’Anton Makarenko. « Il ne croyait pas beaucoup en l’action collective », dit de lui Jacques Ladsous.

Légendes du radeau

Les six cents pages de la troisième partie forment le centre du recueil. Elles relatent les années les plus expérimentales et les plus inventives du réseau d’enfants autistes. Après le tournage du Moindre geste, Deligny passe deux ans à La Borde, invité par Jean Oury et Félix Guattari. Il est mal à son aise dans « l’univers concerté et parlé » (Anne Querrien) de la clinique. Il réalise les trois premiers numéros des Cahiers de la Fgéri(Fédération des groupes d’études et de recherches institutionnelles), avec un sens inspiré du bricolage graphique (à partir du numéro 4, auquel il ne participe pas, les Cahiers deviennent une suite de discours militants). Ces carnets de notes, publiés de manière confidentielle en marge de la revueRecherches, sont sa seule participation à l’effervescence « groupale » des années 1967-1968, autour de Félix Guattari et de la psychothérapie institutionnelle. Le numéro 2 contient un texte important, « Langage non verbal », qui formule de manière encore tâtonnante les modalités conceptuelles et pratiques du futur réseau d’enfants autistes.

Les ouvrages suivants, Nous et l’Innocent, les trois Cahiers de l’Immuable(intégralement reproduits en fac-similé) et Le Croire et le Craindre, publiés entre 1975 et 1978, ont vu le jour grâce à Isaac Joseph. Nous et l’Innocentest le premier ouvrage de Deligny depuis Adrien Lomme, et le premier des quatre livres publiés par Émile Copfermann dans la collection « Malgré tout » chez Maspero. Deligny a définitivement rompu avec le militantisme social. Il vit dans les Cévennes, près de Monoblet, depuis 1968. Il engage une nouvelle tentative avec des enfants autistes et entame sa longue croisade contre le langage. Il invente un dispositif spatial, des coutumes, une cartographie, une langue. Les Cahiers de l’Immuable livrent une chronique en temps réel du réseau, en donnant une large place aux tracés et à la photographie. Isaac Joseph convoque des interlocuteurs, replace la pensée de Deligny au cœur des débats intellectuels autour de la psychiatrie. Dans les mêmes années, Renaud Victor réalise Ce Gamin, là. Le succès du film complète la « publicité » du réseau et relance les débats sur la prise en charge de l’autisme dans le milieu du travail social.

Deligny continue d’écrire, incessamment. Isaac Joseph trie, structure, rassemble des textes épars, des extraits de correspondance et d’entretiens. Il en tire la première autobiographie de Deligny, Le Croire et le Craindre. Son émouvante postface le montre aux prises avec les contradictions de l’auteur ; il est l’un des seuls à le penser comme un écrivain et à le replacer dans une histoire contemporaine de la philosophie et de la littérature (Deleuze, Duvignaud, Hermann Hesse) ; en pleine période de « récupération » des expériences alternatives, il l’appelle au secours des travailleurs sociaux. En préambule à Le Croire et le Craindre, nous publions un court texte inédit, qui explicite les deux mots du titre, « Croire » et « Craindre », et annonce les thèmes de la décade suivante. Deux ans plus tard la publication de I Bambini e il silenzio aux éditions Spirali (dirigées par Armando Verdiglione), associe Deligny aux Lacaniens et à l’antipsychiatrie italienne. Le recueil est repris la même année en français : Les Enfants et le Silence contiennent (comme la version italienne) un ensemble d’articles pour la revue Spirali et la reprise intégrale des textes des Cahiers de l’Immuable/3. Parallèlement, il publie dans la revue Spirales (antenne française de Spirali) avec John Cage, Noam Chomsky, Jean Oury, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Philippe Sollers, Thomas Szasz, François Tosquelles… Nous aurions voulu reprendre quelques-uns de ces textes. Nous y avons renoncé faute de place ; comme nous avons renoncé, provisoirement, à publier un inédit de la même époque (« Quand le bonhomme n’y est pas », 1978) qui confirme les affinités de la pensée de Deligny avec celle de Lacan, quant à la notion de réel.

L’agir et le faire

Entre 1978 et 1983, Deligny publie sept livres. Nous en avons retenu trois, édités coup sur coup par Émile Copfermann chez Hachette, dans la collection « L’échappée belle » : Les Détours de l’agir ou le Moindre geste,Singulière ethnie et Traces d’être et Bâtisse d’ombre. Avec Projet N, le film réalisé par Alain Cazuc, les trois livres composent la quatrième partie ; ils furent pilonnés quelques mois après leur parution et sont donc quasiment inédits. Cette trilogie concentre la part la plus spéculative de la pensée de Deligny. Il s’appuie sur l’ethnologie (Lévi-Strauss et Clastres) et la critique de l’ethnocentrisme pour redire (à propos de l’autisme et à la suite des camps de concentration dont il ne parle jamais directement) son rejet de la discrimination entre « espèces vivantes humaines et non humaines » (Lévi-Strauss) ; pour articuler « la reconnaissance de la déficience et la pensée d’une nature humaine » (Bertrand Ogilvie) ; pour invoquer, enfin, moins le retour que la présence éternellement ressuscitée d’un antan pacifié, lumineux, temps des pierres et des traces. Dans sa postface à Traces d’être et Bâtisse d’ombre, s’inspirant de Heidegger et Jean Giono, Jean-Michel Chaumont situe l’antan de Deligny du côté de la tradition (et non des ancêtres), d’un temps abstrait et non personnifié.

En 1980 paraît Traces d’I, un ouvrage en deux parties, dont Jean-Michel Chaumont est l’auteur des cent vingt premières pages ; les textes de Deligny traitent des mêmes thèmes que ceux de la « trilogie Hachette ». Nous avons privilégié la cohérence de la trilogie, ce qui était aussi une manière de saluer le travail d’éditeur d’Émile Copfermann. Celui-ci publiait la même année un quatrième livre chez Hachette : La Septième face du dé, étrange autofiction interprétée par Roger Gentis comme une métaphore de l’« impensable psychotique ». Malgré la singularité du récit, et les clefs qu’il livre entre les lignes sur la hantise de la disparition du père, nous avons renoncé à le rééditer. Le retour au décor de l’asile et la reprise d’une écriture narrative et réaliste auraient alourdi la structure du recueil.

Entre 1980 et 1985, Deligny écrit quatre essais de plus, d’inégale importance et tous inédits : L’Arachnéen, et Lointain prochain constitué deLettres à un travailleur socialLes Deux mémoires, et Acheminement vers l’image que nous publions dans la cinquième partie. « L’arachnéen » (ou, si l’on veut, l’être a-conscient) accomplit la métaphore du réseau selon une définition éthologique : une forme complexe, innée, ritualisée, agie sans vouloir, anti-utilitaire ; qui procède de l’entrevision, dit-il, citant Vladimir Jankélévitch.Les thèmes (agir, vouloir, pouvoir) sont voisins de ceux deSingulière ethnie et l’approche visionnaire anticipe celle de Traces d’être et Bâtisse d’ombre. Le cas de Lettres à un travailleur social est différent. Deligny ne se reconnaît pas dans les questions des travailleurs sociaux ; il se définit comme « poète et éthologue ». Il mobilise Wittgenstein, la philosophie des faits, du tacite, de l’innommable. Il reprend la métaphore de l’asile : « asiler l’individu », dit-il, plutôt que « materner le sujet ». Il vise encore une fois la psychanalyse, son confort et son assujettissement à la norme du langage. « Éloge de l’asile » et « A comme asile », deux essais complémentaires (parus en 1999), sont de la même veine.

Ce qui ne se voit pas

La cinquième et dernière partie du recueil est constituée de deux textes inédits et d’un film peu connu, Fernand Deligny. À propos d’un film à faire. Deligny s’achemine vers une pensée de l’image-trace, enregistrée dans la mémoire d’espèceune « vera iconica délivrée de l’emprise du regard » (Jean-François Chevrier). Il est âgé. Sa pensée est de plus en plus abstraite et de plus en plus éthérée. Il écrit « Camérer » (dont il existe plusieurs versions) et Acheminement vers l’image, un essai de toute première importance, qui place sa réflexion au diapason de celle des grands cinéastes contemporains : Marguerite Duras, Jean-Luc Godard, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, pour qui l’image n’a lieu qu’à condition de toucher au réel, et pour qui le réel est inséparable de la réalité des faits politiques, c’est-à-dire d’un ensemble de rapports de pouvoir. Inédit jusqu’à ce jour,il révèle un Deligny « moderne », prenant place et position dans une histoire de l’image qui commence avec les avant-gardes. Il cite Jean Epstein. On découvre qu’il a aimé le cinéma de Man Ray, alors qu’on le croyait exclusivement du côté des Russes ou de l’ontologie bazinienne. Mais l’image garde pour lui quelque chose d’enfantin, de primitif ; la manière dont elle apparaît tient pour lui de la réminiscence, de l’infraverbal, de l’éblouissement silencieux de la lanterne magique.

Plutôt que de publier un second texte inédit (Les Fossiles ont la vie dure) qui développe les thèmes d’Acheminement vers l’image, nous avons pris le parti de lui associer les extravagantes « enluminures » des Contes du vieux soldat et de belle lurette, écrit dans les mêmes années, et également inédit. Deligny a écrit une vingtaine de contes, et plus si l’on tient pour des contes quantité de petites nouvelles à valeur de parabole. Accompagné de sa « tribu » (l’araignée, le boulet, la Maritorne, le marin norvégien, etc.) le vieux soldat des Contes part à la recherche de sa ville natale où l’attend un « emploi réservé ». On retrouve dans un genre hybride et inventé, qu’on pourrait qualifier de « merveilleux trivial », les thèmes des essais. On reconnaît également, quarante ans après Les Enfants ont des oreilles, l’empathie de Deligny pour les choses au rebut, son goût d’un burlesque chaplinesque, et le rêve de l’éternel retour.

Le recueil des œuvres de Deligny s’achève sur une vingtaine de pages manuscrites de L’Enfant de citadelle. L’écriture est fine et cursive, pressée par le temps et la poussée de la mémoire. Elle s’adresse à « qui-me-lit », la mère peut-être, Louise, morte en 1950, dont le soliloque (« Louise était les autres […] Louise était innombrable… ») a comblé et envahi l’enfant pendant leur séjour imaginaire à la citadelle Vauban. Autour d’elle une théorie de personnages surgis de la guerre, de l’asile, des années d’enfance à Bergerac et d’adolescence à Lille. Le manuscrit est inachevé. Il n’est pas le dernier. Avant de mourir, le vieil éducateur, assis devant la fenêtre de sa chambre de Graniers, écrit ses derniers aphorismes, Essi (Et-si-l’homme-que-nous-sommes) et Copeaux (récemment parus).

***

Sans compter L’Enfant de citadelle, Deligny laisse environ trois mille pages inédites. Que sont ces pages ? Des essais, des récits, des scénarios, des pièces de théâtre, des contes, de la correspondance. Tout ne méritait pas la publication. La correspondance est immense. Nous n’avons eu accès qu’à celle qui commence dans les années 1950, avec La Grande Cordée. Deligny ne s’y confie guère. Tout se passe comme si sa vie privée ne l’intéressait (ou n’intéressait l’interlocuteur) qu’au travers de quelques faits : untel est venu, untel est parti, untel est né ; nous allons bien ou mal, sommes de plus en plus pauvres, ou satisfaits d’avoir reçu la caméra. Il conçoit plutôt la correspondance comme une suite à ses échanges intellectuels : avec Louis Althusser, Jacques Nassif, Isaac Joseph, Jean-Michel Chaumont, Marcel Gauchet. Sa correspondance avec Émile Copfermann, son éditeur, avec Françoise Dolto ou d’autres médecins en charge des enfants en séjour dans les Cévennes, est à peine plus circonstancielle. Il écrit régulièrement aux parents des autistes, parle avec précision de chaque enfant et continue d’argumenter sur ses « positions » (c’est l’une des contradictions soulevées par Isaac Joseph : « l’homme sans convictions » est un prosélyte). La correspondance est donc un complément précieux de ses textes, mais l’espace manquait pour la publier ici. (Celle avec Althusser est particulièrement riche, mais on ne dispose pour l’instant que des lettres de Deligny.)

Nous ne donnons pas les « Œuvres complètes » de Fernand Deligny ; nous proposons une sorte de bréviaire substantiel. Les images y occupent une grande place. Elles reflètent l’intérêt que Deligny leur porte depuis toujours, moins en tant qu’« objets » (il n’est pas ce qu’on appelle un « amateur d’art »), que comme medium d’expérimentation. À la première occasion, il s’essaie au dessin, aux jeux typographiques et à la mise en page. Il réalise lui-même les Cahiers de la Fgéri, et les Cahiers de l’Immuable avec Isaac Joseph et Florence Pétry. L’investigation de la ligne, du trait, du tracé, procède pour lui comme pour Michaux d’une expérience dedéconditionnement. À la fin des années 1950, il découvre, au cours de ses séances de dessin avec Yves G., la possibilité de contenir par le trait le monologue sempiternel du psychotique. L’idée dérive progressivement jusqu’aux « lignes d’erre », qu’il considère comme sa principale invention. Deleuze et Guattari les placent à l’origine du concept de rhizome. LesCahiers de l’Immuable/1 s’ouvrent sur la cartographie : les reproductions sont accompagnées de légendes allusives de Deligny. Pour lui il s’agit de « voir » et non de comprendre. Ce système de transcription est codé mais déchiffrable. La plupart des cartes ont été perdues. Nous en avons rassemblé quelques-unes parmi celles qui ont survécu : leurs qualités proprement graphiques révèlent la part de simulacre et de sublimation d’une pratique qui prétend exorciser le langage.

La photographie, autre trace, intéresse également Deligny. Elle fixe l’image sans l’objectiver. Elle appelle des légendes. Comme les cartes, elle lui permet de « voir », à distance (il ne se rend pas sur les aires de séjour). Quatre films ont été réalisés à propos des tentatives de Deligny ; ils font partie intégrante de son œuvre. Il fallait les montrer, pour leur valeur de documents, mais également en tant que films, selon une forme qui évoque autant que possible la leur, leur progression narrative, leur rythme, le montage, la fonction du son et de la voix, le texte de la voix. Le Moindre geste est un film plastique, envahi par la présence du corps d’Yves G. et celle du paysage des Cévennes. La complexité du montage et la diversité des focales appelaient une mise en page dense et mouvementée, la lumière des blancs et des noirs forts. Le monologue du personnage colle physiquement aux images ; le texte, transcrit mot à mot, est en soi un morceau d’anthologie. Ce Gamin, là est aussi linéaire et silencieux que Le Moindre geste est baroque et bruyant ; aux avatars de la fiction succède le calme d’un document idéalisé, centré sur Janmari. L’image est peu contrastée, d’un lyrisme absorbé, soutenue par la voix de Deligny. Projet N,suscité par une commande de l’INA, est, des quatre, le seul reportage classique, en couleur. La mise en page met l’accent sur quelques séquences descriptives, qui font du film un précieux outil d’analyse du mode de vie du réseau. La mise en page d’À propos d’un film à faire est composée sur deux registres, correspondant à l’utilisation respective du noir et blanc (dévolu aux bribes de fiction) et de la couleur (Deligny assis dans son bureau, livrant ses dernières réflexions sur les rapports entre langage et image). Au fil des quatre films l’image « qui ne se voit pas », « ne se prend pas », se retire dans l’imagination et la mémoire de l’écrivain-conteur, pour retourner dans les plis de l’écriture tracée de L’Enfant de citadelle.

***

Textes et films sont précédés d’introductions qui les situent à l’intérieur de la trajectoire de Deligny. Accompagnées de la première véritable chronologie de son œuvre, d’une bibliographie exhaustive, d’une iconographie documentaire et librement interprétative, elles tracent la biographie d’un personnage. Sans chercher à défaire la part de légende qu’il a volontairement entretenue, ces introductions rétablissent une partie des faits historiques sur le fond desquels son action et son œuvre apparaissent. L’enjeu de ce recueil est d’exposer une activité portée par une imagination constante, la faculté d’adaptation d’une pensée confrontée à des situations d’urgence (« tirer d’affaire des enfants fous ») et un ensemble d’objets littéraires et d’images. L’œuvre porte la marque de cette double exigence. Le rassemblement de ses textes ne révèle pas un « grand » écrivain. Deligny renonça assez tôt à le devenir. L’entrée en littérature était incompatible avec l’investissement et les risques quotidiens de la prise en charge, institutionnelle ou non.

Deligny a pris le risque de l’expérimentation et de l’échec. Il a défait pour rendre visible. Le temps, l’attente d’une image juste (ou d’une situation juste : sa morale des « circonstances »), résument sa recherche d’un mode d’être. Dans les années 1960, il propose des alternatives au culte du collectif et de la liberté d’expression, dans lequel il voit poindre l’hypostase du sujet psychologique et consumériste : cet « autre » dont on flatte la « différence » pour différer le trouble de ne pas être soi, et dont on recueille la parole pour masquer l’inhumanité de la société libérale. Ses propositions d’alors sont délibérément à contre-courant de l’histoire. Il critique la démocratie (« la délibération reproduit de l’institution », dit-il) et les droits de l’homme. Il leur oppose sa « singulière ethnie », comme outil de réflexion et non comme modèle. Dans les pratiques du réseau il a recours à l’art, qu’il définit comme un geste pour rien et comme une mémoire des formes. À l’époque de la déterritorialisation et du non-lieu, il restaure la notion de territoire ; mais un territoire non identitaire, un lieu où vivre, se repérer dans l’espace, éprouver son corps et étranger l’autre. Contre l’illusion libertaire de Mai 68, il propose de restaurer le principe d’autorité : une autorité fondée sur la reconnaissance et sur l’efficacité. Deligny était un homme d’ordre, dit de lui Jacques Allaire. L’actualité de Deligny est donc sa permanente inactualité : le repère de l’humain lui permet de penser et d’agir en avance sur son temps.

Ces partis pris sont issus d’une critique du langage qui a conduit Deligny à vivre avec des enfants autistes. Il a justifié son refus de toute forme d’échange par la parole ou le regard (ce que Geneviève Haag, spécialiste des psychoses infantiles, appelle la « rencontre dans le regard », supposée amorcer la reprise d’une relation et la stabilisation de l’axe du corps) en plaçant le réel au-dessus de tout, dans une constellation de perceptions hallucinées, sans correspondances dans l’inconscient. Une telle approche n’a pu se développer qu’à partir de l’observation d’autistes profonds, atteints de troubles tels que l’accès à la parole était définitivement compromis. Les enfants revenaient apaisés de leurs séjours dans les Cévennes : toutes les familles, sans exception, l’ont reconnu. L’apaisement des souffrances de Janmari, le fait qu’il pût vivre non pas sa vie mais une vie, sont inscrits entre les lignes de ce livre.

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The untopicality of Fernand Deligny

Sandra Alvarez de Toledo

 

“I loved the asylum. Take the word as you wish: I loved it, as it is highly likely a lot of people love someone, decide to live a life with that someone. It was indeed a vast innumerable presence, yet of which the unity was an evidence.” Deligny was twenty years old – he was born in 1913 – when he visited for the very first time the asylum of Armentières, set between Lille and Bergues, his native town. The asylum became his island, both the place for a second birth and for a definitive inner exile, the condition for writing, the institutional and spatial model for his future attempts. In the early eighties, in the midst of a debate on sectorization [1] and the closing down of psychiatric hospitals, he wrote an “Éloge de l’asile” (“Praise of the asylum”). He does not collaborate to the challenging of the “great confinement”. The burning issue of a new distribution of powers between the administration, psychiatry and justice, on the background of the questioning of the law of 1938, is no concern of his. Whether the insane person should or shouldn’t retain his rights is of no interest to him. For it is, on the contrary, his profound irresponsibility which interests him, as his inability to assert these rights and the imprecision on his status as aperson. Deligny’s life, his work, his commitment itself are bound to his refusal to be the sole owner of anything, starting with oneself. Thus, his perception of the asylum and of what he does not call insanity is both philosophical and poetic.

Therefore, would it not be paradoxical to publish his Œuvres, to deliver, as an imposing volume, what he would have had none of? To claim him anauthor, while, at the end of the sixties, he took hold of autism seeing it as a model for an anonymous form of existence, a discredited form of existence, relegated at the margins of everything therefore, according to him, subject to nothing, impervious to the “symbolic domestication”. To celebrate his name while he investigated a language without a subject, a language of the infinitive, which would have gotten rid of the “oneself”, of the “myself”, of the “he”. A language of the body and of the agir [2], both concrete and contorted, repetitive in a ritornello-like way, cultivating opacity for fear of being understood or poorly understood. Deligny’s work is precisely the image of a process of detachment from oneself and from the One, through the work of writing and the indefinitely restarted research on a specific common, targeting the acts of violence of the course of history.

Deligny has in common with the intellectuals of the second half of the XXth century their refusing fixations about identity and their metaphorical thinking of discontinuity: to the terms shape-shiftings, derivations, rhizome or systems proliferation, he prefers “detours”, “landmarks”, “chevêtres” [3] or “the adorned”. Such a vocabulary stems from an experience of space lived through psychotic symptoms. When in Armentières he already takes advantage of the mazelike topography, of the spaces with a weak legitimacy, of the cellars, attics and holes. Whichever the project might be, he always begins by choosing a territory he both wants wide (or even extending as far as the eye can see: the Cévennes) and complex. The asylum, La Grande Cordée [4], the Cévennes attempt, are networks: antidotes for the concentration of powers and identities, a way to avoid being targeted. The detour is an alternative to the post-surrealist romantic “drifting”. The route is lengthened yet limited, it retains within its loops the reference to a place. Chevêtres refers to these landmarks where a body meets some object or some place met before, instead of loosing itself in the infinite of a thinking too wide and of sensations too intense. The “adorned” points at the idealized, aesthetic vision of such an apprehension of space.

By definition, Deligny’s experiences are frail and fleeting, and such they need to stay so they can stay alive. They stem from ruptures which, as it pleases him to believe, are the fruit of circumstances. Deligny combines Henri Wallon’s favourite phrase (“Opportunity makes the thief”) with the poetic attraction of chance, thus turning the idea of circumstance into a genuine slogan, against the logical relation of cause and effect. To characterize the educator as a “creator of circumstances”, ready to welcome the unknown, from which new configurations will stem. The network of autistic children is not one attempt only but several: dealing with maps, shooting films, organizing “dwelling areas” are tries; tries interrupted or started again when close to failure or sclerosis. Deligny sees in them “breaches”, “finds”, “clearings”: euphemism is one of his favourite stylistic devices. The second one being the metaphor. The raft points at the heterotopy, which, thanks to their know-how and their vigilance, was cobbled up by the unconventional characters who followed him around in his adventures: Gisèle and Any Durand, Jacques Lin, Guy and Marie-Rose Aubert (to name only the closest ones). It also points at a form of reduced epic, almost farcical, sometimes burlesque, so far away from these works he admires, works by Conrad, Melville, Cervantes, Stevenson. The great ship of the asylum is already a raft; just like the Centre d’observation et de triage [5] in Lille, formerly a bourgeois mansion. Whichever the shape and scale, the image covers the existential reality of what François Tosquelles calls the “mending device”. In this expression the craft connotation is precise. Deligny’s critique does not tackle the material, spatial and social structure of the institution, but the integration of abstract norms which come and hinder invention, the “mass of possibles” and efficiency. His reflex of “evasion” is more a strategy than a mere avoidance behaviour, a strategy consisting in taking advantage of both the opponent’s weakness and the institutional confusion in order to subvert rules and have the administration confront its own corruption.

His rejection of specialities (another form of fixation about identity) is motivated by the same concern for efficiency. Taking advantage of the disorder brought along by the war, he drastically changes the organization chart of the asylum (rather than its hierarchy: his most solid ally being the chief physician Paul Guilbert) and enthrones wardens as “educators”. These are former workers or craftsmen: Deligny makes the most of their know-how, physical resistance and availability. He mistrusts corporations and their allegiance to technique and pre-constituted knowledge. The official grounds for his suspension from the C.O.T of Lille have to do with the long criminal records of the supervisors (former or unemployed workers, activists, trade unionists). He encourages the irony of the “close presences” – such is the circumlocution he uses to name the non-educators responsible for the autistic children – when dealing with academic or strictly technical approaches. As a definition for this standpoint, he uses the ambiguous expression “popular initiative”. Such an expression points at a collective type of event while the issue is the one of the “milieu”, of the social origin shared by the supervisors and children. His project is not revolutionary: “The only thing I say is that a raft is not a barricade and that it takes all kinds to re-make a world”.

He is himself the reflection of this un-definition. While he never stops writing, trying to be published, it is also never to stay put, to stay clear of ideological hijacking, to remind one that research always finds the researcher beyond (or below) the image, to which he is fastened, on the moving and frail field of experimentation. He dissociates himself from the author of Graine de crapule [6], promptly characterized as a “libertarian educator”, but never ceases to address social workers in a language he intentionally makes strange, widening the gap between the text and its addressee, thus making room for questions left without an answer. In September 1976, he writes to Louis Althusser: “In our activity, what is the object? Some child or other, a “psychotic” subject? Most certainly not. The real object, which needs to be transformed is us, us here, us close to these “subjects”, who, strictly speaking, are hardly subjects, which is exactly why THEY are here.” He turns the perspective of specialized education upside down, takes the camera away from the child and trains it on the educator, and more generally on “the-man-we-are”.

At the end of the thirties – he then teaches special classes – and in the early forties, he still, yet loosely, affiliates himself to modern educational methods. These began with Heinrich Pestalozzi’s making “a creative work of oneself” taken from Fichte’s idealism of action and, more precisely, from the concept of Selbsttätigkeit (self-activity, meaning both an activity produced by oneself and an activity on oneself). Deligny’s presence is marginal in an history, which addresses “normal” children capable of being socialized. His vocation has to do with “backward, maladjusted, deficient, delinquent, in moral danger, retarded, vagrant, etc., etc.” children (Adrien Lomme), later with autistic children, for whom the psychological reference to autonomy is of no relevance. The expression “Help them, not love them” sums up his critique of the post-war “ideologies of childhood” (Pierre-François Moreau), the discrepancy between his approach both ironic and melancholic and the idealistic Christian stand of the educational revival. The network created to welcome and train the adolescents of the Grande Cordée is but a pretext to give rise to new events, to ward off the pathogenic ground rather than generate true vocations through work. Playing or drawing, which are also cardinal points for the new educational methods, can have no hold on “de-symbolized” children or adolescents. When it comes to the reconstruction of a body, the sensation of the gesture taken into the unproductive agir, “for nothing”, seems to him a surer guarantee than the acquisition of social conducts. He sees very early cinema as a tool to be put in the hands of the adolescents of the Grande Cordée: he imagines a film without film, a pen-camera, passing from one place to the other as the emblem for a common project. He entrusts autodidacts with the cartography of the lignes d’erre [7]. Despite their graphic appeal, these transcriptions are impermeable to the status of work of art, whether primitive or conceptual. One can easily imagine, in a few decades (or centuries?), a research worker facing these documents; he would most probably see in them the print of naive, slightly hallucinated, practices, rustling under the great discourses on insanity of the XXth century.

Deligny’s exclusive domain is writing, directly connected to the life he shares with the children, at a distance. He avoids the pastoral image of the teaching specialist. He takes up all genres: the chronic, the essay, the short story, the tale, the poetic prose, the scenario. Except for one: the novel. The failure of Adrien Lomme is a small tragedy, which will never be repeated. He cultivates the image of a self-made man, which he isn’t. He hides his academic career, truth be told rather short: the career of an anti-establishment student living in the Lille Bohemia of the early thirties, of a poetry lover with a passion for avant-garde cinema. He reads a lot yet he is never one of these enthusiast readers for whom reading turns into a second life. He has a few favourite books (Moby Dick and Don Quijote); he has read everything ever written by Conrad and owns his complete works. As time goes by, oddly enough, poetry (Michaux, Ponge, Artaud) gives ground. He reads detective novels (Simenon and John Le Carré). When reading ethology (Fabre’s Entomological souvenirs, Lorenz, Karl von Frisch) he rediscovers the pleasure of “stories”. Biology is of a greater interest to him than psychology. He has a preference for Henri Wallon’s texts over works written by Foucault, Deleuze or Guattari. It seems that his dealing with works of social sciences is more intuitive than analytic: he reads with great attention Leroi-Gourhan, Lévi-Strauss or Clastres, yet only skims through Heidegger, Marx, Althusser or Lacan. He drills in their texts, locates what could be useful to him; he argues about selected excerpts while never taking the whole body of the text into account. His reading of La Boetie’sDiscourse on Voluntary Servitude is precise but, as always, oriented by his own obsessions. Wittgenstein’s character is as interesting to him as his work. He poses and casually tackles scholarly texts; he rarely names his sources, quotes from memory and in no particular order.

In 1980, he publishes a text entitled “Ces excessifs” (These excessive ones). According to him, intellectuals have firm believes; they assimilate the thinking of others. He has intellectuals confused with ideologists. When choosing the asylum, he means to disown his belonging to the class of the intellectuals petit bourgeois. He claims the educator to be a craftsman, a manual worker. Some of his texts are borderline obscurantists. His refusal to comprehend, to him a synonymous for assimilate, “similarize”, is the foundation for a massive rejection of psychoanalysis. His father is killed and reported missing in 1917; the child Deligny becomes a war orphan. He places his first autobiography, Le Croire et le Craindre (The Believing and the Fearing) under the sign of the unknown soldier. He cultivates the idea of anonymity rather than anonymity itself. At the beginning of the seventies he becomes a role model character; he is then almost sixty; his writing shows a distance to these utopias (anti-psychiatry, therapeutic communities, return to nature) of which he is seemingly the emblem;Graine de crapule and Les Vagabonds efficaces (The Efficient vagabonds) are still read and credit him with a certain authority; he has remained a communist while claiming his antihumanism and critique of the institution; he keeps his distance with the fusional, talkative leftism of the post May 68 period. His stance both puzzles and interests intellectuals; they call on him, they appeal to him, they confront their theories to his “field”, their discourses to his respect for silence. By him they confirm the failure of the frontal critique of powers and knowledge; in these days of Psychanalysmand Anti-Oedipus, they put the foundations of his rejection of psychoanalysis to the test; question his “unabsorbable” (Althusser) thinking of a non-subject individual, existing beyond the reach of ideology; measure their own political and institutional ambiguities in the light of his refusal to compromise himself in any way.

His writing comes and confirms his suspicion with regard to discourses. He favours short forms. Aphorism is his core; after Graine de crapule, he adapts it to the whole set of his essays. His paragraphs are short, parted by long blank spaces which serve as the scansions of a thinking expressing itself out-loud, with its stressing, its recurrences, its ellipsis and repetitions. Digressions seep in his texts in several ways. As early as the sixties, he almost systematically uses the dictionary and etymology as references: not to remind of the true meaning as much as to unfold it, to veer the text off course, to articulate different thoughts and quantity of anecdotes building the legend of his character, his novel and the novel of the network. Fragments of autobiography are associated, they arise; they are the sign of a constant psychic activity, of the permeability of speculative thinking to the image – any image –, to these small units Deligny names “bits”, “shavings”, “debris”, in reference to the human in remains and to the fragmentation of autistic perception.

Such are Deligny’s activity and styleboth on the look-out for circumstances and taken into a state of permanency which is necessary to him. Geographically, his trajectory is divided into three zones and corresponding moments: the asylum of Armentières and his activities in Lille within the frame of Sauvegarde de l’enfance [8] ; the Grande Cordée, the first episode of which took place in Paris, the following throughout the east and south-east of France; the hamlet of Graniers, in the Cévennes, where he lived for thirty years and which he never moved from, from 1968 until his death. He never left France, spoke no language except his own, showed no regret whatsoever for the experience of that strangeness. He looked for it, the strangeness, elsewhere. At the asylum and in the communist party. He joined the communist youth in 1933 and remained faithful to the party until his death (he gave his very last interview, in July 1996, to L’Humanité[9]). First an activist, in the context of his activity as an educator in Lille, then after the war during the Grande Cordée (of which all members but one were communists), he became, in the sixties, and stayed from then on, a more distant fellow traveller. His texts at that time show how deeply he was haunted by a fear of ideologies. The thinking of the common is an antidote for the “social”, which he now defines as the promotion and “spreading of privileges”.

In the early sixties history walked out on him while he walked out on history. The moment coincides with the end of the Grande Cordée and, symbolically enough, with Henri Wallon’s death: amongst the uncompromising communists of the association, he was the only one who ever accepted Deligny’s independence, his “very, very much lacking communism”. He is torn between a deep-rooted rejection of anticommunism and a profound disagreement with the ideological conditioning of the party. At the same period, he gives up on taking care of adolescents and begins, away from any institutional apparatus, researching the possible forms of a non-verbal language. In 1966 meeting Janmari, an “acute encephalopathy patient”, turns him away for good from commitment and history, and finds him at peace with himself. The deep autism of that kid [10], his uncompromising withdrawal from language yet his charisma awaken in Deligny a calling probably no other child would have been able to awake. He sees in “Victor of the Aveyron’s twin brother” the sign for the permanency of the species, for a “humaine nature” without lacks, released from the bullying reciprocity of desire; he sees in him an innate individual, a stranger to the anguish of death.

Deligny’s entire work is haunted by the trace. He follows it, from one experience to the other, in small touches. He never looks for the object of the trace (which has disappeared). The human, the remaining, is but a trace. It runs about his work as the line, the writing or the image. When it wears away, it is to be caught again, indefinitely, in an endlessly renewed present, always there. The infinitive marking is the accomplished form of such a permanency, referring to no other thing, to no Other. L’Enfant de citadelle (The Child of citadel) an authentic performance with its twenty-six versions and its two thousand five hundred handwritten pages, brings together self-fiction, freed from anamnesis, and the absorption of history in a trace without an end or an addressee.

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This collection is published a little over ten years after Deligny’s death, at a time when all his books (except for Graine de crapuleLes Vagabonds efficaces, and the very last aphorisms, Essi – Et-si-l’homme-que-nous-sommes – What-if-the-man-we-are – and Copeaux – Shavings) are out of print. It brings together, for the first time, the essential of his work: fromPavillon 3, his first book, which came out during the Second World War, to the different texts about image published in the eighties. It closes (as an invitation) on a few handwritten pages of his last and monumental attempt,L’Enfant de citadelle. Throughout these 1850 pages, Deligny remains what he was, a school teacher, an educator, an intellectual without an assigned discipline, an inventor.

Time and an incomplete knowledge of his work have determined a certain misunderstanding: there would be the educator Deligny, an activist for“Sauvegarde de l’enfance” and a communist, and the more speculative Deligny, the “poet of autism”, finding refuge in the Cévennes, sheltered away from institutional struggles. Such a discrepancy is far too superficial; it is due both to the hermetism of disciplines and to the survival of prejudice against “art” as an institution or an aesthetic field. Another fact explains it, a fact which was accepted and acceptable in the seventies but which our times reject: Deligny deals with autism yet he is no psychiatrist; and even worse, maybe, he shelters autistic persons yet has no intention to cure them. About him they said that “he organized the life of the autistic”. Circumlocutions (silence, vacancy of the language, etc.) merely compensate for our difficulties to reconsider the frontiers between what is normal and what pathological. Deligny’s concern was always to “take sides” with children (or adolescents), to make sure they would stay away from jail or from the psychiatric hospital, they would be protected from pain, from the inhumanity of reclusion. To adopt their point of view rather than the one of the educational, medical or legal authorities. To define an adaptive environment rather than a set of abstract rules. To chose inventiveness over philanthropic compassion, over the narcissism of the “margins” celebrated in the sixties by an intelligentsia, which was both deeply urban and a long way from realities. Yet, there should be no underestimate of his institutional strategy at the C.O.T of Lille or during the Grande Cordée. Likewise, there should be no reinterpreting his attempts in the forties, as he tends to do it himself, in the light of his rejection of language.

“Diaries of an educator”, published in the first issue of the journalRecherches founded by Félix Guattari, is the very first sign for this disavowal of history. The chronology of the narrative is broken, the episodes dealing with the asylum, the war and the communist party are fragmented through the text and absorbed within a perception with no reference to space and time, made irrelevant by the experience of insanity and death. This text serves as a prologue to the collection. Deligny wrote it in 1966, at the psychiatric clinic of La Borde. He was then fifty-three; he had already spent thirty years of his life with backward and maladjusted children and adolescents, he was to spend thirty more years with autistic children.

Asylums

A chronological presentation of his work has the advantage to arrange a complex material made of texts, articles, issues of journals, drawings, maps, photographs, films. Profusion is the sign for an experimental type of work aiming for the gesture and the activity rather than the object itself. The collection consists of five parts. The first part, “Asylums”, revolves around ten years of activity and publishing. First a school teacher in special classes in Paris, Deligny became an educator, in Armentières, during the war. He was then commissioned by the Arsea (Association régionale de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence) to take over the supervision of a project for the prevention of juvenile delinquency, then over the first C.O.T in Lille. He immediately stands out for what Michel Chauvière called his “triple dissidence”: regarding the educational system, the method for the recruitment of educators and the division of labour between accredited institutions. His first book, Pavilion 3, is published in 1944. The educator made writer has not found his style yet; his writing has not decided between a poetic prose saturated with metaphors and spoken language. His attempt to write for delinquent, epileptic, psychotic adolescents is awkward; yet it needs to be seen as a testimony on the asylum confinement in the working-class background. The social and populist novel of the thirties – to which Deligny’s short stories have certain similarities – brushed aside the picture of human misery the “voices from down below”, which have nothing to claim for, neither labour force, nor ability to struggle, nor moral right.

The publishing of Graine de crapule, in 1945, turned the spotlight on this educator, whose voice was heard both against “Sauvegarde de l’enfance”and against the paternalistic “protectional” (Dominique Youf) spirit of the edict of 1945. The previously unpublished preface (1955), originally meant for the first new edition of the book, shows Deligny’s reluctance for these aphorisms, which made him famous. He criticizes his own paradoxical “phrases”; the text presents us with a frail character, haunted by his social origins and by a sensitivity to literature, which, according to him, estranges him from the common people. He urges the educator to “hunt the sentences […] for the deft petit-bourgeois”, for the “good willing charlatan”. Les Vagabonds efficaces, a chronicle of his staying at the C.O.T of Lille, was published three years after Graine de crapule, in 1948. The indictment against a society of judging and confining is violent, outraged by the discrepancy between the extreme poverty of the “slums” and the institutional abstraction. Deligny warns the first educators against normalization and the grip of moral standards, which come and hide the social cause for delinquency. Les Vagabonds efficaces strengthens his reputation as an educator/writer, which was no small event at the time. The tales collected in Les Enfants ont des oreilles (Children have ears) published in 1949 by the Chardon Rouge, a short-lived publishing house founded by Huguette Dumoulin, remind the reader of his past as a school teacher, as a distant believer in new educational methods. The layout, the use of drawing, shed new light on the character: on his grinding imagination, on his siding with things “discarded” (the anti fairy tale). The facsimile reproduction shows the originality of such a small object. We have deemed it more significant than Puissants personnages (Potent characters) (published three years earlier), a kind of troubadour tale or fantasy, a palliative reverie of little substance, according to Deligny himself.

La Grande Cordée

The second part is named after the association founded in 1948. WithLes Vagabonds efficaces, Émile Copfermann, a publisher for François Maspero, reissued three articles by Deligny describing the experiment as seen from different angles. We publish them again choosing Copfermann’s preface over several other prefaces, written for the institutional journalsSauvegarde de l’enfance and Rééducation and which seemed to us both taking a narrow perspective and more technical. During that time, Deligny wrote very little. He devoted his time to ensuring the survival of the association, coming up against the prevailing sector of maladjusted childhood, against the prevalence of “diagnostic and prognosis” (Annick Ohayon), against the planned inertia of the National Health Service. The first stages of the Cold War weaken the Communist Party, of which all the founders of the Grande Cordée are members. In 1955 he leaves Paris for good. Thus begins a ten year-long unsettled period of his life. The accurate account of Huguette Dumoulin, a central member of the association, as well as Deligny’s correspondence with Irène Lézine, an uncompromising communist and Anton Makarenko’s biograph, have made it possible to piece together the stages of the rural “diaspora” of the Grande Cordée; as well as the parallel stages of the writing of Adrien Lomme, Deligny’s only book to be published in the fifties/sixties and his sole novel. His struggling with the mastery over fiction and over the distance, which bounds him to the characters, explain his giving up on the genre. Exposing the approaches of specialized education and of the “psychiatric myth” is way too bitter of a project to be objectively taken into account; yet, somehow in the style of Pavillon 3Adrien Lomme will remain a fictionalized chronicle of backwardness in the French countryside after the war, and of the helplessness of the care structures, whether private or public.

The Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (Ceméa)were, just after the Second World War, one of the tools in the hands of these “other policies” (Pierre-François Moreau), which replace state policies when it comes to education, culture and mental health. The Ceméa provide Deligny with their network and logistics, offer to make the Grande Cordéeknown. They identify with his projects, turn his character into one of the emblems for their program. The few documents and commentaries which we have gathered sum up a certain frame of mind: the cult of the group, of the body, of outdoor life, of friendship; workshops, manual activities, the struggle for the improvement of the living conditions of the mentally sick, Jean Vilar, the Theatre in Avignon… The histories of Deligny and of theCeméa have crossed paths. Yet he shares their Christian humanism, no more than he adopts Anton Makarenko’s thoughts on the new man. “He had no strong belief in collective action”, said of him Jacques Ladsous.

Legends of the raft

The third part and its six hundred pages are central to the collection. They recount the most experimental, most inventive years of the network of autistic children. After shooting Le Moindre Geste (The Slightest Gesture), Deligny is invited by Jean Oury and Félix Guattari to spend two years in La Borde. He feels ill at ease in the “concerted and spoken universe” (Anne Querrien) of the clinic. He takes charge of the first three issues of the Journals of the Fgéri (Fédération des groupes d’études et de recherches institutionnelles), graphically cobbling objects together with great inspiration (starting with the fourth issue, in which he takes no part, the Journals turn into a series of activist chatter). These journals, confidentially published on the fringe of the review Recherches, are his sole collaboration to the “groupist” agitation of the years 1967-1968, which revolved around Félix Guattari and the institutional psychotherapy. The second issue is important for a text, “Non-verbal language”, which expresses the still hesitant conceptual and practical methods of the network of autistic children yet to come.

The three next books, Nous et l’Innocent (We and the Innocent), the three Cahiers de l’Immuable (Record papers of the Immutable) (fully reproduced in facsimile) and Le Croire et le Craindre, published between 1975 and 1978, owe their existence to Isaac Joseph. Nous et l’Innocent is Deligny’s first book since Adrien Lomme, and the first out of four to be published by Emile Copfermann in François Maspero’s collection “Malgré tout”. Deligny has broken away for good with social activism. He has been living in the Cévennes, near Monoblet, since 1968. He begins a new attempt with autistic children, around Janmari, and sets out for his crusade against language. He invents a spatial device, customs, a cartography, a language. The Cahiers de l’Immuable provide us with a real-time chronicle of the network, giving great importance to layouts and photography. Isaac Joseph invites different interlocutors, places Deligny’s thinking back into the heart of the intellectual discussions around psychiatry. Around that time, Renaud Victor directs Ce Gamin, là. The success of the film adds to the “advertising” of the network and relaunches debates on taking care of autism in the field of social work.

Relentlessly, Deligny goes on writing. Isaac Joseph sorts out, structures, pieces together scattered texts, excerpts from letters and interviews. He draws from it Deligny’s first autobiography, Le Croire et le Craindre. His touching postface shows him struggling with the author’s contradictions. He is one of the few to consider him a writer and to replace him in a contemporary history of philosophy and literature (Deleuze, Duvignaud, Hermann Hesse); at the peak of the “hijacking” of alternative experiments, he calls for him to save social workers. As a prelude to Le Croire et le Craindre, we publish for the first time a short text – found in Joseph’s archives – which clarifies the meaning of the two words of the title, “believing” and “fearing”, while introducing the main themes of the following decade. Two years later, the publishing of I Bambini e il Silenzio by Spirali (a publishing house directed by Armando Verdiglione) links Deligny to the Lacanians and to the Italian anti-psychiatry. That same year, the collection is published in French: Les Enfants et le Silence (Children and the Silence) contains (just like the italian version) a series of articles written for the journal Spirali and the full reissuing of the texts of les “Cahiers de l’Immuable/3”. At the same time, he is published in Spirals (the French branch of Spirali) together with John Cage, Noam Chomsky, Jean Oury, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Philippe Sollers, Thomas Szasz, François Tosquelles… We wish we could have reissued some of these texts. We had to give up on that idea for lack of space. For the same reason, we had to postpone the publishing of an original text written around the same time (1978), “Quand le bonhomme n’y est pas” (While the fellow is not around”) [11], which confirms the natural affinity of Deligny’s thinking with Lacan’s views when dealing with the notion of the real.

L’agir et le faire

Between 1978 and 1983, Deligny publishes seven books. We kept three of them, successively issued by Emile Copfermann for Hachette, in the collection L’Echappée belle: Les Détours de l’agir ou le Moindre geste,Singulière ethnie and Traces d’être et Bâtisse d’ombre [12]. Together withProjet N (Project N [13]), a film directed by Alain Cazuc, these three books make up the fourth part. Since they were pulped a few months only after their publishing, we consider them to be an original material. This trilogy concentrates the most speculative part of Deligny’s thinking. He backs it up on ethnology (Lévi-Strauss and Clastres) and on the critique of ethnocentrism to reassert (concerning autism and in relation to the concentration camps he never mentions directly) his rejection of discrimination between “living human and non-human species” (Lévi-Strauss). To articulate “the acknowledgment of deficiency and the thinking of a human nature” (Bertrand Ogilvie). Finally, to call upon the eternally revived presence, rather than the return, of a pacified yesteryear, a luminous time of stones and traces. In his postface to Traces d’être et Bâtisse d’ombre, under the influence of Heidegger and Jean Giono, Jean-Michel Chaumont places Deligny’s yesteryear on the side of tradition (and not of the ancestors), on the side of an abstract non-personified time.

In 1980 is published Traces d’I (Traces of I [14]). Jean-Michel Chaumont is the author of the first hundred and twenty pages, the first of the two parts the book is composed of. Deligny’s texts deal with the very themes, which were already tackled in the “Hachette trilogy”. We have favoured the coherence of the trilogy, thus meaning to pay tribute to Emile Copfermann’s work as a publisher. That same year, he published a fourth book for Hachette: La Septième face du dé (The Seventh face of the dice), a bizarre self-fiction, which Roger Gentis saw as a metaphor for the “psychotic unthinkable”. Despite the peculiarity of the narrative, despite the clues he offers between the lines to his obsessive fear of the disappearance of the father, we chose not to reissue this text. Going back to the setting of the asylum, diving again in a form of writing both narrative and realistic, would have loaded down the structure of the collection.

Between 1980 and 1985, Deligny wrote four more essays. Some are more important than others, none have been published before. These areL’Arachnéen (The Arachneous), Lointain prochain (Distant neighbour) holding in itself Lettres à un travailleur social (Letters to a social worker),Les deux mémoires (The two memories) and Acheminement vers l’image(On the way to image), which we publish in the fifth part of the collection. “L’Arachnéen” (or, possibly, the a-conscious being) carries out the metaphor for the network according to an ethologic definition: a complexform, of an innate and ritualized nature, acted without it wanting to be, anti-utilitarian. According to Deligny, quoting Vladimir Jankélévitch, it procedes from the intervision. The themes (acting, wanting, power) are akin to the ones of Singulière ethnie; its visionary approach anticipates the one developed in Traces d’être et Bâtisse d’ombre. The situation withLettres à un travailleur social is of a different nature. Deligny does not recognize himself in the issues social workers have to deal with. He defines himself as “a poet and an ethnologist”. He summons up Wittgenstein, the philosophy of facts, of the tacit, of the unmentionable. He uses again the metaphor of the asylum: “asyling the individual”, he claims, rather than “mothering the subject”. Once again, he targets psychoanalysis, its comfort and its subjection to the norm of language. “Praise of the asylum” and “A for Asylum”, two complementary essays (published in 1999) are in the same vein.

Ce qui ne se voit pas (What one cannot see)

The fifth and last part of the collection is made up of two original texts and of a little known film entitled Fernand Deligny. A propos d’un film à faire(Fernand Deligny. About a film to be made). Deligny is moving towards a thinking of the image-trace, recorded in the memory of the species, a “vera iconica freed from the hold of the look” (Jean-François Chevrier). He is old. His thinking is both more and more abstract and more and more ethereal. He writes “Camérer” [15] (for which there are several versions) andAcheminement vers l’image, a highly central essay, which sets his reflection in tune with the views of great contemporary directors such as Marguerite Duras, Jean-Luc Godard, Jean-Marie Straub and Danièle Huillet, to whom the image occurs only if touching on the real, which is inseparable from the reality of political facts, therefore from a body of relations of power. The essay, which had never been published before, unveils a “modern” Deligny, occupying a history of the image beginning with the avant-gardes, taking sides. He quotes Jean Epstein. It appears that he loved Man Ray’s cinema, while he was always thought exclusively on the side of the Russians or of Bazin’s ontology. Yet, to him, the image will always be somehow childlike, somehow primitive. The way it appears has to do with reminiscence, with the infraverbal, with the silent dazzle of the magic lantern.

We could have published a second original text (Les Fossiles ont la vie dure [16]), which further develops the themes contained in Acheminement vers l’image. But rather we chose to combine with it the extravagant “illuminations” of the Contes du vieux soldat et de belle lurette (Tales of the old soldier and ages ago), written around these years, likewise never published before. Deligny wrote around twenty tales, or even more if we regard as tales a great many parable-like short stories. Accompanied by his “tribe” (the spider, the ball and chain, the Maritorne, the Norwegian sailor, etc.) the old soldier of the Tales sets out in search of his native town, where a “reserved job” is awaiting him. The themes developed in the essays are also central to these tales, but in a hybrid and invented genre, which could be qualified as the genre of the “commonplace fantastic element”. Forty years after Les Enfants ont des oreilles, Deligny’s same empathy for things discarded, his same taste for a Chaplin-like burlesque, the same dream of the eternal return, are just as noticeable.

The collection of Deligny’s works ends with about twenty handwritten pages of the Enfant de citadelle. The small handwriting is fine and cursive, hastened by time and the pressure of memory. It addresses “who-reads-me”, possibly the mother, Louise, who died in 1950 and whose soliloquy (“Louise was the others […] Louise was countless…”) has filled and swept through the child during their imaginary staying at the citadel Vauban. Around her, a theory of characters arising from the war, from the asylum, from the childhood years in Bergerac and from the adolescence in Lille. The manuscript is left unfinished. It is not the last one. Shortly before his death, the old educator, sitting in front of the window in his room in Graniers, writes his very last aphorisms, Essi and Copeaux (recently published).

***

Excluding L’Enfant de citadelle, Deligny leaves behind around three thousand original pages. What are these pages ? Essays, narratives, scenarios, plays, tales, letters. There were not all worth publishing. The correspondence is way too vast. We had access only to the letters dating from the fifties, at the time of the Grande Cordée. Deligny says very little of himself. It all looks like his private life interested him (or interested the addressee) in as much as it held in a few factual comments: so-and-so came, so-and-so left, so-and-so was born; we are doing fine or poorly, we are poorer by the day, or are glad that we received the film camera. Indeed, he sees correspondence as following his intellectual interactions: with Louis Althusser, Jacques Nassif, Isaac Joseph, Jean-Michel Chaumont, Marcel Gauchet (who was the only one he never met in person). His correspondence with Émile Copfermann, his publisher, with Françoise Dolto or with other doctors handling the children who stayed in the Cévennes, is hardly more detailed. He regularly writes to the parents of the children, talks about each child with great precision and keeps on defending his “positions” (this is one of the contradictions brought up by Isaac Joseph: “the man without convictions” is really a convert). Therefore, the correspondence is a precious complement to his texts, but we lacked the room to publish it. (The one with Althusser is particularly rich, although we only have Deligny’s letters at our disposal).

We do not intend to deliver Deligny’s “Complete Works”; we offer a sort of substantial breviary. Images take up a lot of space. They reflect the interest Deligny always had for them, not that much as “objects” (he is not an “art-lover”) but rather as medium for experimentation. Whenever he can, he tries his hand at drawing, at typographic techniques and layout. He carries through the making of the Cahiers de la Fgéri himself, takes care of the Cahiers de l’Immuable with Isaac Joseph and Florence Pétry. Following Michaux, his investigating the line, the stroke, the layout, proceeds from an experience of deconditioning. At the end of the fifties, he discovers, during his drawing sessions with Yves G., the possibility to contain, using the line, the never-ending monologue of the psychotic. The idea progressively drifts to the development of the “lignes d’erre” he considers his main invention. Deleuze and Guattari will place them at the very origin of the concept ofrhizome. The Cahiers de l’Immuable/1 begin with cartography: the reproductions are paired with Deligny’s allusive captions. According to him, the point is to “see” and not to understand. This transcription system is coded yet decipherable. Most of the maps have been lost. We have gathered a few of the ones which survived: their graphic qualities reveal the share of enactment and of sublimation of a practical experience intending to exorcize language.

Deligny is also interested by photography, seen as an another trace. For it fixes the image without objectifying it. It calls for legends. Just like the maps, it allows him to “see”, from a distance (he does not visit the dwelling areas). Four films have been directed about Deligny’s attempts; they are part and parcel of his work. They had to be shown, for their value as documents, but also as films, using a form which would conjure up as much as possible their own form, their narrative progression, their rhythm, the editing, the respective functions of the sound and of the voice, the text of the voice. Le Moindre Geste is a plastic sort of film, a film invaded by the presence of Yves G.’s body and by the one of the landscape of the Cévennes. The complexity of the editing and the great diversity of the focal distances called for a dense and turbulent type of layout, with bright whites and dense blacks. The character’s monologue physically sticks to the images; the text, transcribed word by word, is in itself a memorable moment. Ce Gamin, là is as linear and silent as Le Moindre Geste is baroque and noisy. The avatars of fiction are followed by the peace and quiet of an idealized document, focused on Janmari. The image is only slightly contrasted; it shows an absorbed type of lyricism and is constantly held by Deligny’s voice. Project N, which was commissioned by the INA (Institut National de l’Audiovisuel), is, of the four, the only classic colour documentary. The layout highlights a few descriptive sequences, which turn the film into a very precious tool for the analysis of the way of life of the network. The layout for A propos d’un film à faire is made up of two different registers, which correspond to the respective use of black and white (for the bits of fiction) and of colour (Deligny sitting at his desk, delivering his last thoughts on the relations between language and image). As the four films unfold, the image “which is not seen”, “not taken”, recedes into the imagination and the memory of the writer-storyteller, so it can better return to the folds and the strokes of the writing of L’Enfant de citadelle.

***

Texts and films are preceded by introductions, which come and situate them into Deligny’s trajectory. Together with the first authentic chronology of his work, with an exhaustive bibliography, with an iconography both documentary and interpretative, they retrace the biography of a character. While never trying to undo the share of legend he voluntarily kept alive, these introductions re-establish some of the historic facts, on the background of which his action and work come to light. What is at stake in this collection is to display an activity, which was constantly held by imagination, by the faculty for adaptation of a thinking, which had to deal with situations of emergency (“pulling through insane children”) and a body of literary objects and images. The whole work bears the sign of this double demand. The collecting of his texts does not reveal the existence of a “great” writer. Deligny gave up early on becoming one. For entering literature was not compatible with dedication to work, with the daily risks of care, whether institutional or not.

Deligny risked experimentation and failure. Time, waiting for a right image (or for a right situation: his ethics of “circumstances”) sum up his searching for a way of being. In the sixties, he offers alternatives to the cult of the collective and of freedom of expression, in which he sees the hypostasis of the psychological, consumerist subject: this “other”, whose “difference” is flattered so we can put aside our distress at not being ourselves and whose words are preciously collected so we can better conceal the inhumanity of our liberal society. His propositions at the time voluntarily go against the tide of history. He criticizes democracy (he has it that “deliberation reproduces more institution”) and human rights. He puts forward his “singular ethnos”, as a tool for reflexion and not as a model. In the practical activities of the network, he uses art, which he characterizes as a gesture for nothing and as a memory of forms. At a time of deterritorialization and non-place, he restores the notion of territory; yet a territory unrelated to identities, a place for living, for finding one’s way around space, for experiencing one’s body and estrangering the other. Against the libertarian illusion of May 68, he offers to restore the principle of authority: an authority based on acknowledgement and efficiency. Deligny was a man of order, as Jacques Allaire presented him. Therefore, Deligny’s topicality is his permanent untopicality: the landmark of the human allows him to think and act ahead of his time.

Such stands come from a critique of language, which lead Deligny to live with autistic children. He justified his refusing any form of interaction through the word or the look (what Geneviève Haag, a specialist of infantile psychosis, called the “rencontre dans le regard” (“encounter in the look”), supposedly able to initiate the resumption of a relationship and the stabilization of the body axis) by situating the real above everything, in a constellation of hallucinated perceptions, arising without correspondence in the subconscious. Such an approach could develop only with the observation of acute autistics, suffering from such severe disorders that the very access to the word was jeopardized for good. Children came back calmer from their staying in the Cévennes : every single family, without an exception, acknowledged it. The relief of Janmari’s sufferings, the very fact he could live not his life but a life, are written between the lines of this book.

 

Translated by Émilie Chevrier

 

FOOTNOTES
[1] Sector psychiatry or sectorization refers to the administrative organisation which handles mental illness and the distribution of care structures dealing with mental health. The policies of sector psychiatry made it possible to develop care “beyond the walls”.
[2] Deligny opposes the unproductive acting (l’agir) to theproductive doing (le faire), building nouns out of infinitives.
[3] Deligny uses the word “chevêtre”. Its first meaning is “roof-headers”, yet it also evokes “l’enchevêtrement” (entanglement).
[4] The name of the association “La Grande Cordée” is inspired by a bestseller written by Roger Frison-Roche, a mountaineer and journalist, published in 1941 and entitled First on the Rope (Premier de Cordée).
[5] In the “Centres for observation and selection” underage delinquents were to go through a medico-psychological examination before their fostering in shelter care facilities.
[6] The metaphor « Graine de » (seed of) has no strict equivalent in English. A literal translation would be “Ruffian in the making”.
[7] Lines of wander. “Erre” does not exist in French. Deligny invents it from the verb “errer”, (to wander), thus playing with the homophony of this word with “aire” (area), “ère” (era) and “air” (air).
[8] “Sauvegarde de l’enfance” (Safeguard of childhood) is the abbreviated name for the “Regional associations for the safeguarding of childhood and adolescence” created under the Vichy administration during World War II in France.
[9] L’Humanité is the main French communist newspaper. It was founded in 1904.
[10] Ce Gamin, là will be the title for Renaud Victor’s film (1975) with Janmari, the autistic child, in the lead role. Putting a comma, instead of a dash, between “gamin” (kid) and “là” (there), Deligny stresses the distance (“là”) which separates the child from the person pointing at him.
[11] The word “bonhomme” has a double meaning in French. It refers both to the childlike stick-figure and to the subject.
[12] The translations for these three titles could be The Detours of the acting or The Slightest Gesture, Singular Ethnos, Traces of Being and Shadow Construction.
[13] N for “Nous” (Us).
[14] “I” for “Y” (location adverb), but also for Immutable.
[15] “Camérer” does not exist in French. Deligny invents the infinitive from the word “caméra”, assuming that the verb should be derived from the tool rather than the object (film-filmer).
[16] “Avoir la vie dure” means “having it rough”; but “dure”, in French, is also reminiscent of “durée”, a long period of time, which plays with the idea of the fossil. In English, Fossils have it rough only translates the first meaning.

(Tous droits réservés)

extraits

 

Asiles (1938 – 1949)

« J’aimais l’asile. Prenez le mot comme vous voulez : je l’aimais, comme il est fort probable que beaucoup de gens aiment quelqu’un, décident de faire leur vie avec. Il s’agissait bien d’une présence vaste, innombrable, mais dont l’unité était évidente. »

 

Pavillon 3 (nouvelles, 1944)

Au fil de neuf nouvelles dont les personnages principaux sont des adolescents de l’asile d’Armentières – où il fut successivement instituteur spécialisé puis éducateur –, Deligny livre un témoignage sur le prolétariat du Nord et sur les conditions de l’internement asilaire au début des années 1940.

« Jean Georges René Teck est au commissariat. La vie du poste, où se remuent à peine trois gros agents, l’intéresse.
Ainsi le meilleur élève du catéchisme serait silencieux, discret et attentif s’il était transporté, en récompense de son travail, dans l’antichambre du paradis.

René caresse de la paume de la main le bois du banc lissé par tant de culottes de voleurs.

“Je suis là pour rien, pense-t-il, pour rien du tout”, et il se sent un peu honteux d’être assis sur ce banc sans être accusé du moindre crime.

Tout à l’heure, alors que les rues étaient pleines d’enfants en route pour l’école, il avait avisé un petit qui marchait tout seul, les pieds dans le ruisseau comme deux remorqueurs qui fendraient l’eau alternativement. Le petit était en train de mugir gravement quand René l’avait accosté :

– Donne-moi ta carnasse… je vais te la porter.

Le petit avait laissé René prendre sa gibecière. Les larmes au bord des yeux, il avait suivi…

Arrivé dans les remparts, Teck attendait l’autre qui peinait et pleurait, la bouche ouverte et les jambes actives, pour rejoindre ses cahiers, ses livres et son plumier.

Teck dit :

– Alors, tu veux ta carnasse ?

– Oui !! hurla l’autre.

Alors Teck prit la gibecière par la courroie, la fit tourner dix fois en l’air, à bout de bras, pour l’envoyer, en pleine volée, dans la figure de l’autre qui suivait, admiratif, le vol bourdonnant de “ses affaires”.

Le petit fut assommé. Teck, léger, sautant d’un pied sur l’autre, rejoignit l’école dont il aimait l’odeur, les compliments et les punitions.

Lorsque deux agents, deux vrais agents, se mirent de chaque côté de lui à la sortie grouillante de onze heures et demie, l’encadrant, le mettant en valeur, René dut se mordre les joues pour endiguer une puissante envie de rire.

“Le voilà pris…”, pensait-il. Et “le” représentait un bien fameux criminel. “Faudrait que j’aie une gueule à faire peur.”

Le soleil versait sur les murs toute sa lumière. Les passants étaient rares, les bruits lointains : le cortège n’en était que plus solennel. René, encore étonné que la société couronne aussi sérieusement ce qu’il prenait jusqu’alors pour de simples jeux d’enfants, offrait aux yeux curieux une tête fine et dédaigneuse d’enfant prodige.

Le bureau du commissaire est plus sombre encore que la salle où René vient d’attendre. La descente aux cellules commence, où la lumière ne pénètre que par un soupirail, où l’air sent le tabac, les sueurs, les pieds, le cul et le crime.

– Tu sais pourquoi tu es ici ? demande le commissaire.

– Non, dit René.

– Tu as à moitié tué un gosse dans les remparts.

– C’pas moi, et René sourit, tellement il est à l’aise dans ce décor.

– La prochaine fois…, dit le commissaire et il fait un geste de maître d’école qui menace le plafond d’un petit doigt gras.

Alors René s’enfonce sur sa chaise et il dit :

– Et les meules qui ont brûlé… et p’têt aut’chose… Toute façon, j’suis pris.

Jean Georges René Teck fut conduit en prison. Le couloir d’entrée en était populeux comme un hall de gare et René se retrouva dans un compartiment bondé : sept gamins et sept hommes. Les plus grands crachaient à grands jets et atteignaient, sans les viser, le crâne, le visage ou la main d’un de ceux qui n’osaient rien dire. Le sol de la cellule était couvert de paillasses piétinées. René accroupi contre un mur entendit les rires et eut peur.

Une prison n’est pas une gare. Le soulagement collectif du départ et le sommeil bercé par les cahots ne vinrent jamais.

Tenu éveillé par les morsures des puces et par toutes ces respirations voisines qui lui sifflaient dans les oreilles, René, écœuré, au bord des larmes, joignit les mains. Ses lèvres tremblaient. Attendri et confiant dans une bonne volonté toute neuve et toute-puissante surgie de lui-même, il se laissa emmener, comme aux côtés d’une grande dame étrangère qui l’aurait pris par la main, jusqu’au lit où une de ses sœurs venait l’embrasser, jusqu’au jour où, sur les genoux de son père, il s’amusait avec une grosse montre sonore et affairée.

Après cette promenade, lorsqu’il entendit les ronflements qui le menaçaient, ignorant les prières, il se mit à marmonner de bonnes résolutions.

L’homme qui vient chercher les jeunes délinquants pour les accompagner jusqu’au patronage ou jusqu’à une maison de rééducation n’a pas à se les attacher, comme les gendarmes font avec les prisonniers.

Ils suivent. Il pourrait se charger d’en transférer trente. Les trente suivraient, comme des rats derrière le charmeur. L’air de flûte, c’est le vent qui le joue et le ciel et les maisons.

Il pourrait leur faire faire dix fois le tour de la ville en passant par les mêmes rues. Leur paquet sous le bras et leurs souliers sans lacets aux pieds, ils suivraient. Mais les enfants de la ville, avides de cortège, marcheraient derrière eux. Et le pauvre homme de gardien avec sa casquette au galon doré ne pourrait jamais plus se débarrasser de son troupeau docile et trier, le moment venu, les bons et les mauvais. »

 

Graine de crapule (aphorismes, 1945)

Graine de crapule est paru l’année de l’ordonnance de 1945 qui préconisait la rééducation protectionnelle des enfants délinquants. Les aphorismes ont valu à Deligny sa réputation d’éducateur libertaire et font toujours autorité dans les milieux de l’éducation spécialisée.

« Une nation qui tolère des quartiers de taudis, les égouts à ciel ouvert, les classes surpeuplées, et qui ose châtier les jeunes délinquants, me fait penser à cette vieille ivrognesse qui vomissait sur ses gosses à longueur de semaine et giflait le plus petit, par hasard, un dimanche, parce qu’il avait bavé sur son tablier.

Il y a les hérédo-tuberculeux, les hérédo-alcooliques et les hérédo-malheureux.

Il y a trois fils qu’il faudrait tisser ensemble : l’individuel, le familial, le social.

Mais le familial est un peu pourri, le social est plein de nœuds.
Alors on tisse l’individuel seulement.
Et l’on s’étonne de n’avoir fait que de l’ouvrage de dame, artificiel et fragile.

Certains qui font ce métier, le nôtre, croient en Dieu ; d’autres ont foi dans les hommes.

Quand tu auras passé trente ans de ta vie à mettre au point de subtiles méthodes psycho-pédiatriques, médico-pédagogiques, psychanalo-pédotechniques, à la veille de la retraite, tu prendras une bonne charge de dynamite et tu iras discrètement faire sauter quelques pâtés de maisons dans un quartier de taudis.

Et en une seconde, tu auras fait plus de travail qu’en trente ans.

Si tu es pour si peu dégoûté du métier, ne t’embarque pas sur notre bateau car notre carburant est l’échec quotidien, nos voiles se gonflent de ricanements et nous travaillons fort à ramener au port de tous petits harengs alors que nous partions pêcher la baleine.

C’est un métier d’enfants, c’est un métier d’apôtre, un métier d’ajusteur ou mieux de repasseuse.

Et les plis sont tenaces au corps et à l’esprit des enfants sur lesquels a pesé, de toute sa masse inerte, une société d’adultes bien indifférents. »

 

Les Vagabonds efficaces (chronique, 1947)

« La prison, procédé sauvage. Clef de voûte de la société actuelle. Je te mets en prison. Tu me mets en prison. “Y a qu’à les foutre en tôle.”

Y mettre des adultes, ça heurte déjà le bon sens de ceux qui ne sont pas uniquement préoccupés de protéger leur dessus de cheminée d’une collectivisation prématurée. Y mettre des gosses, c’est provoquer d’innombrables avortements sociaux bien plus néfastes que l’avortement réputé crime.

Ceux qui ne participent plus à cette irrigation de sang social qui vous met le cœur en fête, vous donne envie d’agir, de rire et de parler, avant de mourir exsangues, aliénés, se débattent. C’est la bande, c’est l’effraction, c’est le crime.

Il en arrive un tout seul. Il ne vient pas de prison. Arrêté l’avant-veille parce qu’on a trouvé chez lui une collection de grenades, il a passé trois jours (et trois nuits) dans les caves cellulaires du commissariat central.

Après quelques heures d’observation (de sa part) il quitte l’air couard et poli qu’il croyait de circonstance et raconte qu’il a bien rigolé. Il y avait parmi les détenus souterrains et provisoires un commissaire de police suspect de collaboration, “des tas de types drôlement riches et des poules”.

En voilà un pour qui l’armature sociale sent le brûlé.

Un maréchal-idole qui est un salaud sénile, un commissaire de police qui, de près, sent le marchand de lacets à la sauvette, le soi-disant voyou rouge de la rue à “claques” qui est un authentique héros de la résistance, voilà qui va compromettre, pour un temps, l’efficacité de la morale par l’exemple.

Hauts murs de tapisserie, matelas mal bourrés de crin végétal, le centre souffre d’un déséquilibre qui va tendre à se résorber aux dépens des tapisseries (car il n’est pas question de pouvoir améliorer les lits).

L’érosion humaine va opérer. Je suis d’ailleurs bien décidé à ne pas interdire, sévir, guetter ou à transformer en un quelconque “concours entre équipes” la protection, d’ailleurs illusoire, de cette “propriété” dans toute la hideur inutile du mot et de la chose.

Je m’en excuse (tacitement) auprès de ceux qui m’ont confié (en fait) des responsabilités.

J’étais vendu, archi-vendu à l’autre camp, au camp des casseurs de vitres et des voleurs de poules.

Aux réunions du conseil d’administration, j’étais coincé entre un procureur de la République et un inspecteur de l’Assistance publique, l’espion pâle et tenace camouflé en ambassadeur (consultatif) de ses crapules d’enfants… “qu’il ne faut plus appeler délinquants, pour le redressement moral desquels tout doit être mis en heûvrre…”.

Moi, je demandais un ballon de football. Nous ne l’avons jamais eu. Je pourrais raconter comment nous l’avons volé mais il n’y a pas encore prescription. […]

Pour nous, prendre un gosse en charge, ça n’est pas en débarrasser la société, le gommer, le résorber, le dociliser.

C’est d’abord le révéler (comme on dit en photographie) et tant pis, dans l’immédiat, pour les portefeuilles qui traînent, les oreilles habituées aux mondaines confitures, les carreaux fragiles et coûteux. Tant pis pour le quartier qui nous regarde de haut, dont les villas trouvent qu’on aurait pu mettre ça ailleurs et dont les propriétaires sont prêts à crier à l’attentat aux mœurs s’ils voient un de nos voyous pisser contre un arbre. Tant pis pour les fruits que la propriétaire se gardait pour ses marmelades et les fleurs engraissées pour ses tombes, tant pis pour ceux qui veulent qu’enfance rime avec innocence. Tant pis pour les ribambelles de vieilles filles qui, périodiquement, font en cordée, la promenade de la rééducation (avec point de vue sur l’attentat aux mœurs par beau temps). […]

Le moindre dessin d’enfant est un appel. Trop souvent, les adultes y répondent en curieux fertiles en commentaires. Nous voici au cœur même de la coutumière escroquerie.

Non-sens, ruptures, tremblements, esquisses, ignorances sont admis et même goûtés lorsqu’ils s’expriment sur le papier, balbutiements d’une naïveté qui s’applique.

Que la même naïveté s’exprime par des actes, instabilités, audaces, dédains, paresses, l’adulte provoqué devient odieux.

Voilà saisie, sur le vif, cette dérivation artistique vers laquelle pousse la société qui ne veut pas être dérangée, qui veut bien que l’on crache sur les murs, qui s’empresse même d’encadrer les crachats, qui organisera des expositions de haineux mollards, trop heureuse qu’on ne touche pas à l’ordonnance discrète de ses constructions, de ses hiérarchies, de ses habitudes.

Un dessin d’enfant n’est pas une œuvre d’art : c’est un appel à des circonstances nouvelles. »

 

Les enfants ont des oreilles (contes, 1949)

Cette série de contes dont les personnages sont des choses triviales, vernaculaires, au rebut (à l’opposé du merveilleux), signale les affinités momentanées de Deligny avec le courant de la pédagogie moderne.

voir quelques doubles-pages

 

La Grande Cordée (1948 – 1962)

« Je n’ai l’intention d’éduquer personne, j’ai juste l’intention de créer les circonstances favorables pour qu’ils s’en tirent et pour qu’ils vivent. »

 

« La Grande Cordée » (article, 1950)

La Grande Cordée fut fondée à Paris par Deligny en 1948 avec le soutien d’associations d’éducation populaire et de militants communistes, trotskystes et anarchistes. L’association de prise en charge « en cure libre » se voulait une alternative à l’approche psychologique et morale de la Sauvegarde de l’enfance.

« Bernard T. a seize ans. Il a reçu une première éducation fort soignée. Ses parents sont morts quand il était jeune. Il a grandi en orphelinats, s’est retrouvé dans un centre d’“éducation” très spécialisé, puis dans un autre, a fréquenté par inadvertance un service de neuro-psychiatrie infantile. Il a passé quelques mois chez l’un de nos correspondants. Il a mis quinze jours à s’apercevoir qu’il était là comme chez lui, c’est-à-dire qu’il est boudeur, exigeant, un peu paresseux, mais très gentiment, très poliment. Sa toute première éducation ressort, rappelée à la surface par des petites attentions alimentaires et la chaleur ronflante de la cuisinière dont il peut profiter tout seul, engourdi dans l’unique fauteuil de la maison. Il reste discret, ne touche à rien sans demander la permission, se retire lorsque la conversation ne le regarde pas.

Il apprend qu’un autre gosse qui sort de prison va venir. Il ne manifeste ni plaisir, ni contrariété. La femme du “séjour d’essai” s’en va faire des courses au moment où l’autre, le Lucien, doit arriver. Elle préfère que Bernard accueille et commence à rassurer lui-même l’arrivant.

Quand elle rentre, elle trouve un Bernard méconnaissable. Il a ouvert l’armoire de la cuisine (geste qu’il n’a jamais tenté même en secret) durant les mois précédents. Il a pris un pot de confiture et y puise avec les doigts, couché de travers sur le fauteuil, un vilain pli au creux de la joue. […]

Et il y a des tribunaux pour enfants et adolescents, il y a des psychologues. Il y a ceux qui disent : “Montre-moi ton Rorschach, je te dirai qui tu es”. Il y a toute l’armée des pêcheurs en eaux basses contre laquelle il est urgent de lutter. […]

Nous sommes en été. La Grande Cordée est en contact avec quelques caravanes ouvrières avant départ. Le circuit de l’une d’entre elles prévoit des séjours campés dans des forêts du centre de la France et du Midi. La caravane accepte le “bûcheron” à charge pour elle de trouver l’embauche éventuelle pour le candidat manieur de cognée qui accepte la caravane à titre d’entraînement et surtout parce qu’il a des raisons précises de soupçonner son père de démarches tendant à le faire boucler. Nuits en forêt. Bois à débiter (à la hachette) pour cuisson des nouilles et feu de camp.

La caravane revient, l’athlète furieux s’est comporté comme un ange délicat.

Il trouve une embauche chez un artisan parisien, fabricant de petits meubles, et sa tâche est de vernir tables gigognes et nécessaires de coutures à petits coups de pinceaux et grands coups de chiffon.

Il travaille fort bien.

Mais nous jugeons prudent de compléter à son égard le “dispositif”. Un collaborateur latent de La Grande Cordée s’entraîne le dimanche au plongeon de haut vol. L’Hercule au chiffon de laine accepte “l’occasion” de tarzaner d’une manière un peu civilisée.

Il habite toujours porte de Versailles.

Quand l’artisan n’aura plus de commandes, ça risque de recommencer à cogner sur les tapis moelleux de l’antre familial. »

 

« La caméra outil pédagogique » (article, 1955)

Deligny conçoit le cinéma comme une activité centrale de La Grande Cordée. Il anticipe avec une géniale clairvoyance l’idée d’un cinéma documentaire expérimental, réalisé par les adolescents eux-mêmes.

« J’ai pensé que le cinéma avait sa place dans un organisme comme le nôtre qui veut aider des adolescents en difficulté. Il n’est évidemment pas question que chacun ait sa caméra, mais il est nécessaire que cet outil-là soit réellement à la disposition de ceux qui veulent s’en servir pour raconter en quelques suites d’images ce qu’ils voient de la vie qu’ils vivent.

[…] Avec la caméra, le monde les regarde, le monde des Autres, qui n’avaient rien à faire d’eux, et seront tout à l’heure les témoins de ce qu’ils font chaque jour.

Mise en scène ? Non. Mise en vue. Mise au clair. Mise en public.

Pendant que j’écris, la caméra est sur ma table, sans munitions. Nous n’avons plus de pellicule, à nouveau, depuis deux jours. L’arme automatique est muette. Au-dessus de ma tête, sur les dalles du séjour d’orientation au long couloir propice aux courses, l’infanterie se démène pour nettoyer la poussière que la bâtisse féodale où nous vivons sue par tous ses recoins. Nous sommes le 14 juillet 1955.»

 

« Le groupe et la demande : à propos de La Grande Cordée » (article, 1967)

En une succession de scènes tragi-comiques, Deligny récapitule ce que furent ses « guérillas » à l’asile d’Armentières, au Centre d’observation et de triage de Lille et pendant La Grande Cordée. Le texte est fortement teinté de l’esprit anarchisant de Partisans, la revue trotskyste dont Émile Copfermann était secrétaire de rédaction.

« Devenu délégué régional de Travail et culture, il m’a fallu quelques années pour atteindre une nouvelle position : La Grande Cordée.

Quelle était la demande de l’administration ? L’Office public d’hygiène sociale me demandait de m’occuper, le plus utilement possible, de jeunes gens implaçables, psychothérapies inopérantes. Cette fois, la position prise était un peu différente :

– pas de lit, ni maison, ni foyer ;

– un réseau de séjours d’essai à travers toute la France, basé sur le réseau d’auberges de jeunesse et tout autre lieu où « on » voulait bien prendre en séjour un gars de La Grande Cordée ; consigne formelle, l’éjecter s’il devenait gênant d’une manière ou d’une autre.

En gros, la demande des arrivants n’était pas très claire. C’était plutôt un refus, ne plus avoir affaire aux psychiatres :

– Les psychiatres, je ne veux plus les voir. D’abord, je ne suis pas fou…

– J’espère bien…

Le groupe ? Une ex-dirigeante de l’UJRF, communiste décidée, quelques militants des Auberges, tous extrémistes politiques : trotskystes, anarchistes, des moins jeunes qui cherchaient quoi faire d’autre que les huit heures salariées et, par-dessus ce petit lot, des amis, un aréopage d’amis : le professeur Henri Wallon, le docteur L. Le Guillant…

Le groupe d’origine était fort vivace. Il avait lieu où ? L’endroit compte. Si vous demandez à un adolescent, psychotique ou non, quels sont ses projets, si vous êtes un monsieur de quarante ans dans un bureau de psychologue ou si vous êtes une jeune fille de dix-huit ans sur un banc du Luxembourg, à moins que le gars ne soit vraiment pas bien, vous n’obtiendrez pas la même réponse.

Cette question :

– Alors, qu’est-ce que tu voudrais devenir ?

Je la posais dans un petit recoin d’un vrai théâtre qui avait été celui de Dullin, alors désaffecté et requis pour la Culture Populaire. Au mur, un lavabo où venaient se démaquiller les personnages de Pirandello ou de Bertolt Brecht si bien que les caractériels venus s’asseoir là, souvent accompagnés de leur mère ou de leur père ou d’une assistante sociale qui n’en croyaient pas leurs yeux puisqu’ils venaient vers un organisme spécialisé recommandé par quelque haute sommité psychiatrique qui me connaissait de nom, ont vu passer ces étranges personnages suants et maquillés, Arlequin, Mère Courage…

Je disais :

– Alors ?

J’écoutais le théâtre : pas les paroles, le bruit. Quel extraordinaire instrument à bruits qu’un théâtre quasiment vide, comme la voix paraît grêle, même celle des acteurs, grêle et pour ainsi dire insignifiante. Que dire alors de celle du jeune homme assis qui me racontait sa vie ou des racontars de la mère ou de l’assistante sociale. Je disais :

– Eh oui, bien sûr…

Avec la voix d’un ténor qui répétait sans cesse et le bruit des chœurs et des répliques. Toutes ces banquettes vides, relevées et ces escaliers de bois en colimaçon… Albert Camus passait quelquefois par là, je ne l’ai su que beaucoup plus tard. Les murs étaient des cloisons de planches. Quelquefois, en arrivant, vers neuf heures, je voyais un mur abattu. Albert S. m’attendait, assis en face de ma table. Il avait frappé. Je n’avais pas répondu. La porte était fermée. Alors, il avait abattu le mur, d’un coup d’épaule. On remettait les planches en place à cause du propriétaire qui rôdait toujours et n’estimait pas plus la culture populaire que la pédagogie d’avant-garde et ne cherchait qu’un prétexte pour mettre tout ça dehors. Albert S. avait dix-neuf ans, un mètre quatre-vingts. Il était nègre et pupille de cette Assistance publique dont il cassait la figure aux directeurs départementaux. Il disait :

– Tu rigoles, Deligny, tu m’en veux pas ? Tu viens boire un crème ?

Histoire de voir si je n’étais pas un peu directeur de quelque chose, sur les bords ou dans le fond. »

 

Adrien Lomme (roman, 1958)

Récit d’un épisode de la vie d’Adrien Lomme, enfant sans père, épileptique, débile, dans un petit village de l’Oise. Deligny dresse un tableau critique et amer de la situation de l’éducation spécialisée au lendemain de la guerre, et de ses « marraines », « l’Œuvre charitable, le scoutisme et la psychiatrie abusive ».

« Adrien creuse deux tranchées à travers le plâtre et la pierre rouge. Il arrive au plancher. Le rond de la tête est fait et deux longs bras minces et deux mains. Maintenant, les jambes. Les deux tranchées qui descendent arrivent au plancher qui porte des collines de poussière blanche et rouge. C’est trop tôt. Les deux traces qu’Adrien a dans la tête sont plus longues. Elles ne peuvent pas finir là. Traverser le plancher ? Adrien se couche. Il fait tourner les deux tranchées à angle droit. Elles continuent leur cours, l’une au ras du plancher, l’autre un peu au-dessus. Une grosse écaille de plâtre se détache. Point. Un point qui tombe du mur tout juste pour aider Adrien à finir cette espèce de carte, de lettre qui se dit : bonhomme.

Adrien a du sang dans une main, le long des plis et en petites flaques qui ont mordu dans la poussière blanche. Il lèche. Il est assis contre le mur. Il lèche la poussière blanche et découvre la source du sang qui cherche à nouveau son chemin dans un pli de sa paume. Adrien creuse sa main, étonné de tous ces plis qui font des grimaces. Il n’y a qu’à attendre. Le sang va emplir le creux. C’est trop long. Adrien ramasse le peigne cassé et il laboure la plaie qui suinte à peine. Il a encore dans le bras la force qu’il a dû mettre pour entailler le mur. Ça lui fait mal jusque dans l’épaule. Il secoue cette épaule qui lui fait mal alors qu’il est occupé dans sa main. Il fait un geste qui devrait vider sa main dans la poussière blanche. Rien ne tombe.

Chacun de ceux, homme, femme ou fille qui verront les chemins tracés par Adrien dans le plâtre et la brique de ce recoin d’hôpital, chacun se dira :

– À genoux…

Mains grandes ouvertes au bout des bras tendus, ce tracé d’homme demande pardon à genoux.

Et tous les relents de croyances que chacun promène avec soi viendront bourrer la tête et la bedaine du bonhomme qui se mettra à grouiller d’intentions.

Adrien, seul, dans sa tête, sait que, pour suivre fidèlement son idée, il aurait dû trouer les planches, par terre, ou les arracher, passer. Il n’est pas tout à fait content de son travail.

C’est fait, c’est fait. »

 

Légendes du radeau (1962 – 1978)

« Je dis tout simplement qu’un radeau n’est pas une barricade et qu’il faut de tout pour qu’un monde se refasse. »

 

Le Moindre Geste (film, 1962-1971)

Réalisé par Deligny et Josée Manenti dans les Cévennes entre 1962 et 1964, et construit à partir d’une fable sommaire, Le Moindre geste est un document poétique centré sur Yves G., adolescent psychotique confié à Deligny en 1957. La mise en page restitue les principales séquences du film, son rythme, ses discontinuités, ainsi que le texte du monologue d’Yves G.

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« Journal d’un éducateur » (article, 1966)

Ce texte court est à la charnière entre les deux grandes périodes de l’œuvre de Deligny. Il donne d’emblée un certain nombre de repères biographiques et croise trois thèmes : l’asile, la Seconde Guerre mondiale et les rapports de Deligny avec le Parti communiste.

« Novembre 1965
À vingt kilomètres de l’endroit où j’écris il y a un château du XIIe siècle plein d’enfants arriérés. C’est une habitude toute récente de mettre les enfants arriérés dans les châteaux.
Ils n’y sont pour rien. Ils n’ont pas du tout fait la révolution.
Quelqu’un de sensé pourrait même se demander ce que ces résidus font là et pourquoi on les garde encore vivants alors que dans le même moment de l’histoire, de l’autre côté de la terre qui est ronde, des soldats américains jettent des bombes sur des enfants bien vifs, bien intelligents, qui brûlent vivants par dizaines.
Il est vrai que ces enfants arriérés dans ce château de Sologne vivent tout à fait en dehors du temps et de l’espace, éperdument apolitiques et voyez la récompense du sort : ils vivent tranquilles dans un château du XIIIe siècle.
Libres. Ils sont libres. Ils peuvent s’exprimer librement par toutes sortes d’onomatopées. Ils ne sont même pas obligés de se servir des mots tels qu’ils sont. Ils ont de la gouache et des crayons pour s’exprimer encore, librement. Ils n’ont pas besoin de faire le moindre geste utile. Retraités de naissance.

Juin 1941
J’ai une classe d’enfants arriérés dans un immense hôpital psychiatrique à Armentières, dans le Nord. Ils sont une quinzaine dans une pièce aux murs clairs, à de belles petites tables neuves et moi je suis instituteur. Quinze idiots en tablier bleu et moi instituteur dans la rumeur de cette bâtisse à six étages emplie de six ou sept cents enfants arriérés. Dans la rumeur de cette bâtisse parsemée de cris étranges, elle-même prise dans le bruit quasiment universel à ce moment-là de la guerre.

Mai-juin 1940
Près de la Loire, le long d’un mur, à un mètre de ce mur, les soldats qui étaient là avant nous ont empilé des sacs de farine pour se faire un abri. Nous sommes à cinq dans un camion, le ciel est bleu. Les avions y sont gros comme des têtes d’épingles, épingles de diamant qui lancent de fines épées de lumière. Nos yeux pleurent, à force de guetter. Ils vont bombarder. Nous nous mettons à l’abri, le dos au mur. La route passe de l’autre côté du petit mur de sacs où la farine est tassée, dense, presque dure. Quoiqu’il se passe dans le ciel je n’y peux plus rien. Un des sacs du dessus est crevé. La toile éclatée découvre un cratère d’un blanc de falaise. Au fond du cratère, nichées, six souris grandes comme une phalange du petit doigt… Elles dorment, en petit tas, gavées, repues de soleil, de lait, de vie.
J’écoute le bruit des avions, pour savoir s’ils reviennent sur nous. Je n’ai ni religion, ni croyance, ni raison personnelle d’être là, au bord de la Loire, sous ces avions qui vont lâcher des bombes. Il en sera de ma mort comme de ma naissance, absolument involontaire. J’appuie mon menton sur la toile douce du sac éclaté, chair de farine, robuste et fraîche au plus profond. Six petits corps gris. Leur cœur bat et moi, plus proche d’eux que de mon capitaine qui a fait Verdun, l’autre guerre, et fait encore celle-ci, de carrière, plus proche d’eux que de mon père qui a été tué en 1917, à la ferme de la Biette, plus proche de ces six souris que de n’importe qui, parce qu’elles vivent, si étrangères à l’événement qu’elles ne peuvent pas être touchées. Alors que moi, dans le fin fond de moi-même, je suis tout aussi innocent, tout aussi étranger, aussi peu homme que possible, ma vie est la vie même de ces six petites bêtes mais j’ai un uniforme, mais je suis là au bord de ce fleuve dont je me fous tout autant que du reste. Tout à fait aussi indifférent à la géographie qu’à l’histoire. Hors du temps et de l’espace. Idiot. »

 

Cahiers de la Fgéri (revue, 1968)

À la Clinique de La Borde près de Blois, où l’ont invité Jean Oury et Félix Guattari, Deligny réalise trois numéros des Cahiers de la Fgéri (Fédération des groupes d’études et de recherches institutionnelles). « Langage non-verbal » énonce les principes de sa prochaine tentative avec des enfants autistes.

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Nous et l’Innocent (essai, 1975)

Deligny a définitivement rompu avec le militantisme social. Sa rencontre avec Janmari, enfant de 12 ans déclaré « encéphalopathe profond », est à l’origine de la création d’un réseau de prise en charge d’enfants autistes. Il invente un dispositif spatial, des coutumes, une cartographie, une langue infinitive. Nous et l’Innocent fait état de sa recherche sous la forme d’essais, de poèmes en prose et d’extraits de correspondance choisis et édités par Isaac Joseph.

« En juillet 1967 s’amorçait cette démarche qui persiste depuis lors : vivre en “présences proches” d’un gamin autiste, mutique, sans trop d’idées préconçues sinon le projet de l’en tirer de ce que les “savoirs” aux abois élaborent, diffusent, édictent et vulgarisent à propos de ces enfants-là “gravement psychopathes, inéducables, irrécupérables” pour reprendre les termes des professeurs-experts ayant observé, pendant des mois, ce gamin-là, entre autres, à la Salpêtrière et autres lieux prévus pour. Abois pour aboi, puisque telle peut se dire l’onomatopée que toussait, pour tout langage, ce gamin-là.

Nous étions sept, et les sept mêmes y sont toujours, aux prises avec d’autres enfants autistes, mutiques, qui nous sont advenus, cette tentative faisant mirage dans l’air du temps. Il faut dire aussi que ma présence là signalait notre entreprise et en indiquait la ligne : alors que les tentatives menées antérieurement, en ricochet, à la recherche d’une “cause commune” entre soignants et soignés, rééducateurs et rééduqués, s’étaient heurtés à “l’ordre des choses”, aux institutions ambiantes, il s’agissait, cette fois-ci, à partir de la vacance du langage vécue par ces enfants-là, de tenter de voir jusqu’où nous institue l’usage invétéré d’un langage qui nous fait ce que nous sommes, autrement dit de considérer le langage à partir de la “position” d’un enfant mutique comme on peut “voir” la justice – ce qu’il en est de – “de la fenêtre” d’un gamin délinquant. Cette assimilation du langage, serait-il d’ordre médical, à une sorte de justice, n’est pas si arbitraire qu’il pourrait en paraître à première vue. Dans ce vaste hôpital psychiatrique d’où je suis parti pour la première tentative par la suite racontée, le pavillon des enfants sans “cause”, je veux dire plus ou moins mutiques, “débiles profonds” y compris, avait été bâti à quelques pans de mur de celui des médico-légaux, supputés dangereux et irresponsables. Il suffisait d’un jeu des mots pour que, d’irresponsables qu’ils semblaient bien être, ces enfants soient supputés dangereux et ils avaient droit d’office aux mêmes lieux et au même régime de grilles et de serrures considérées comme de protection contre ce fameux eux-mêmes susceptible de (leur) nuire. Avant de décider du placement d’un enfant, il faut bien (pré)juger de son état.

Nous voilà aux prises avec des enfants plus ou moins invivables et pourvus de ces symptômes qui les avaient fait surnommer psychotiques, le sens de notre démarche n’étant point de créer, à plus ou moins longue échéance, une institution, serait-elle “ouverte”, mais, bien au contraire, de nous enfoncer, les uns et les autres, dans des modes de vie à notre convenance, quitte à tenter de “voir” quelle “dérive” intervenait à notre insu dans nos manières d’être, nos “moindres gestes”, de par le fait de la présence là, en permanence, d’enfants visiblement “à part”.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il nous a été relativement facile – nous ne leur demandions rien – d’éviter ce que les institutions au premier degré (Directions de l’action sanitaire et sociale et autres) imposent. Leur vigilance semblait endormie de par la lourdeur des problèmes qui les concernent directement et qu’elles n’arrivent jamais à résoudre. Mais il nous a fallu déjouer ce qui, dans les mœurs et la culture ambiantes, a force d’institué, les vacances, par exemple. Les institutions ferment, les parents s’en vont se reposer. Et les psychotiques ? Les demandes affluaient vers ces Cévennes tournées à devenir Club quasi méditerranéen.

Autre terme institué : guérir. Il est “malade”, cet enfant-là. Sa “maladie” a même un nom pourvu de l’h et de l’y de rigueur quand elle est grave, quand il est gravement atteint.

Cet il de la personne troisième attribué d’emblée à un enfant dont justement la “maladie” est de n’être pas “je” m’a toujours paru suspect. Cet il, pour être fictif, n’en a pas moins bon dos. Pas question d’être lieu de vacance(s), sinon celle du langage. Pas question de guérir.

Notre projet est bien de battre en brèche les mots et leurs abus, comme on parlerait des abus d’un pouvoir qui aurait une fâcheuse tendance à se prendre pour fin.

Il s’agit pour nous de déjouer la demande qui nous est faite par qui de droit à propos de cet enfant-là sans pour autant nous dérober au profit d’un prétendu savoir dont il serait porteur comme sont amenés à le faire ceux qui pourtant intervenant ne se veulent ni médecins, ni professeurs, ni magistrats, ni magiciens, ni prêtres. Il nous faut “créer” quelque chose alors que, par dizaines, des enfants autistes ont été accueillis par ce réseau-ci pour des séjours dont la fréquence et la durée vont de la présence permanente au séjour en apostrophe de quelques semaines, au gré des circonstances. Et cette tentative surprend par sa robustesse tranquille et fait mirage : j’entends bien les échos d’une méprise si considérable qu’il me faudrait en répondre de la démarche réelle de ce réseau et préciser, dans la mesure du possible, ce qu’il en est de cette “dérive” de nos manières d’être advenue de par le fait de la présence-là d’enfants mutiques dont on pourrait dire que “rien (ne) les regarde”.

Ce vertige qui leur advient alors, il nous a semblé qu’il se peuplait de ce que j’ai nommé des repères qui apparaissent, se précisent, dans la vacance infinie de tout ce qui est de l’ordre du langage, du conscient et de l’inconscient. Il s’agit d’“autre chose”, d’une “chose” autre qui vient par ricochet, un peu à la manière dont la lumière ricoche sur la surface de l’eau, et s’installe pour un moment, sous l’arche d’un pont, un petit “radeau” vivace, en reflet.

L’arche, pour nous, c’est ce que nous appelons le coutumier d’un lieu, et, sur les cartes que nous traçons sans relâche depuis des années, s’esquisse la trace de nos usages harcelée par les trajets et manières d’être manifestées d’un enfant tracés en “ligne d’erre”.

Entre les deux, “entre” nos usages et la ligne d’erre, il y va de ces “radeaux”, constellations fugaces de “repères” qui permettent à tel ou tel des enfants là de (re)trouver non pas “se”, mais l’usage de ce corps présumé sien, mais qui n’en est pas moins commun à toute l’espèce quelles que soient par ailleurs les nuances modulées par les cultures langagières. »

 

Cahiers de l’Immuable (revue, 1975-1976)

En trois numéros spéciaux de la revue Recherches, Deligny livre une chronique en temps réel du réseau. Isaac Joseph, éditeur des trois Cahiers de l’Immuable, replace la pensée de Deligny au cœur des débats sur l’institution, le travail social et la psychiatrie. La cartographie des « lignes d’erre » et les documents photographiques y occupent une place importante.

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Ce Gamin, là  (film, 1975)

Entre 1972 et 1974, Renaud Victor tourne dans les Cévennes un document sur le réseau d’enfants autistes, centré sur le personnage de Janmari. Le texte est celui de la voix de Deligny, présenté ici tel qu’il l’avait lui-même mis en page dans les Cahiers de l’Immuable/2.

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Le Croire et le Craindre (autobiographie, 1978)

Première autobiographie de Deligny, avec la collaboration d’Isaac Joseph.

« Alors que nous pensions aux thèmes de ces entretiens, vous m’avez dit : “Sur le PC, il faudra cent fois y revenir ; le PC et le pouvoir, le PC au pouvoir, les pouvoirs que concède le PC, etc.”

J’ai essayé de vous dire que membre du PC, je l’avais été, à plusieurs reprises. Je me souviens même que j’ai ruminé un petit livre quelque peu exalté sur le thème du Parti pris. C’était lors du temps de La Grande Cordée, et il m’arrivait de prendre le train fort avant dans la nuit. Je descendais à Persan-Beaumont et j’avais cinq ou six kilomètres à faire entre cette gare et l’auberge de jeunesse de Noisy-sur-Oise, qui hébergeait quelques gars de La Grande Cordée. C’est là, tout au long de cette route, que j’y pensais, à ce “prendre Parti”, qui résonnait de “prendre femme”, et le livre se pensait autour de ce “prendre”, infinitif. Et je le pensais déjà très clairement, que les infinitifs, et particulièrement celui-là, il faut les mirer, comme on le fait des œufs, pour voir de quand ils datent et s’ils sont encore propres à cette sorte de consommation qui est de les utiliser. Il est vrai que je n’avais jamais compris pourquoi ça se disait, prendre une femme, et pourquoi dit-on qu’une femelle a été prise, alors que pourrait tout aussi bien être pensé que la femelle a pris au mâle ce qu’il fallait pour que s’engendre la portée.

Il était quoi ? Deux heures du matin. Quand il y avait de la lune, je passais par un bois, et il m’arrivait de m’asseoir, devisant avec moi-même à propos de ce “prendre”, dont le dictionnaire m’avait dit qu’il y s’agissait de “faire sien”, de “mettre avec soi”, et il était ma foi fort possible que ce verbe-là soit, de tout le dictionnaire, le plus copieusement pourvu en sens, qui allaient d’emporter, d’épouser, d’embaucher, de confondre, d’absorber, à s’approprier… et c’est là que je butais. Comment peut-on s’approprier quoi que ce soit, et, qui pis est, quelqu’un ? Je me sentais allègre d’une philosophie de bon aloi, indigné juste ce qu’il fallait, alors qu’à longueur de journée je ressentais la présence proche de ce colosse qui a toujours raison : le Parti.

J’étais tout à fait naïf, et j’entendais bien le rester. Dépaysé par les Chœurs de l’Armée rouge – le colosse y tournait à l’ogre –, j’écoutais d’un émoi tranquille les chants d’Ukraine, vieilles chansons où les femmes ont une voix comme jamais on n’en entend. Autres voix, autres femmes, autres mœurs peut-être ; une autre vie ? Elles avaient l’air de tellement bien s’entendre, les chanteuses de par là-bas, alors que nous de par ici, nous l’étions, tout vieillots, me semblait-il, usés, finis. Nous venions de traverser la guerre ; au Parti, j’y étais, ou presque.

D’où vient ce presque ? Que Staline, ça ne m’allait pas. Voyez-vous ça, ce gamin que j’étais – j’allais sur mes trente-cinq ans – et Staline, ça ne lui allait pas. J’étais en train d’écrire Les enfants ont des oreilles, où sonnaient, en sourdine, les accents de la trompette libertaire qui s’en prenait assez hardiment aux géants de l’histoire.

La Grande Cordée se tramait, grâce au colosse. Un gars dont je ne sais plus le nom – et je ne vois plus son allure – élevait des escargots dans une des chambres de cette résidence châtelaine qui appartenait à un ministre de Pétain et qui avait été réquisitionnée à la Libération. Je les voyais, les escargots, qui se vadrouillaient, tranquilles, sur la tapisserie grand luxe. J’étais plutôt content. Je lui disais, au gars :

“Ton élevage, tu ne pourrais pas le faire dehors ?

– Si je les laisse dehors, ils vont se tirer.”

Ce qui était évident.

Je devais faire une intervention à je ne sais quel congrès de psychiatrie qui avait lieu à la Sorbonne. Il fallait que j’expose La Grande Cordée. Je n’avais pas de veston mettable. Le Père Aub’ m’avait prêté sa veste de mariage, en velours. Il ne l’avait mise qu’une fois. Le velours était raide, et il faut croire qu’il avait des bras plus longs que les miens, car chaque fois que j’allongeais les miens, de bras, à la table de conférencier, mes mains disparaissaient tout à fait, ce qui me manquait beaucoup, car, quand je parle, je me sers de mes mains. Plus de mains, ça me coupait la chique, brusquement. Et, sur une manche, j’ai vu la trace diaprée d’un escargot. Il faut croire que le Père Aub’ rangeait son veston dans une armoire de cette chambre de la demeure châtelaine. On allait croire que je me mouchais avec ma manche. Pour parer à ce qu’en-dira-t-on, je m’en suis servi, de cette trace, et de ces escargots, et de cette demeure réquisitionnée où j’habitais le pavillon de concierge.

Si j’étais membre du Parti, j’étais d’abord aux prises avec ce que j’avais à faire, à ourdir, avec des partisans qui étaient, pour une part, les gars de La Grande Cordée, et pour l’autre part, des gars des auberges, qui, aux yeux des membres du Parti, faisaient quelque peu racaille idéologique, ce dont je ne me souciais guère. M’en a-t-on fait grief ? Parmi tous les remous que provoque une telle entreprise, ceux-là, s’ils se sont produits, ne m’ont pas donné tellement de soucis. Peut-être que je ne me rendais pas compte, peut-être que des partisans membres du Parti se chargeaient d’en répondre, de ce qui se faisait.

En fait, je crois que ce qu’il faut comprendre, c’est que je n’étais pas anticommuniste. Je vous ai parlé du colosse ? C’est vrai, sauf que je n’ai jamais pris le Parti pour quelqu’un. Je vivais très proche de membres fort solides de ce parti-là, mais je voyais bien à quel point, sur quels points, ils étaient différents les uns des autres. Je n’avais rien à tramer là, vers des responsabilités quelles qu’elles soient.

En fait, de ce colosse, j’en étais voisin plus que membre, et je le savais bien, que ce corps était parcouru de mouvements internes, mais lorsqu’il m’arrivait de voir de près un dirigeant venant du haut, je n’étais pas particulièrement curieux. Il venait d’ailleurs. Je n’avais pas la moindre intention de lui compliquer l’existence, et il me semble que j’avais plutôt a priori du respect envers un homme qui devait être surchargé.

Ce que j’essaie de vous dire, c’est que le Parti n’a jamais été pour moi ce tyran trop aimé/mal honni qu’il paraît être pour beaucoup.

Quand j’entends dire qu’IL a changé, il me semble que c’est bien possible. Mais qu’en est-il de cet IL ? Si les membres, ils ne sont plus les mêmes, IL change.

Le “problème” de savoir si le Parti étant au pouvoir permettrait ou non des tentatives, et quels seraient les pouvoirs qu’IL concéderait… Pour moi, le sujet, qu’il soit ou non majuscule, est tout autant nécessaire qu’illusoire. Trop s’en prendre à LUI, ou trop en attendre, ne m’attire guère.

Si je dis qu’une tentative est un fait politique, il faut comprendre que j’en dirais autant d’un tableau de Van Gogh.

Pour en revenir au colosse, d’autant plus illusoire qu’on le prend pour quelqu’UN, ce qui se fait tout naturellement, l’usage du langage nécessitant cet inéluctable subterfuge – et de quelqu’un on dit qu’il a bien changé, ou qu’il est toujours le même, son identité répondant de la nôtre –, je le savais fait d’événements grandioses, enthousiasmants ; impossible d’y démêler la part de mirage dont les événements étaient surchargés. Il est en quelque sorte fatal que l’ampleur du désarroi soit proportionnelle à la part du mirage projeté. Mais là, l’événement proprement dit n’y est pas pour grand-chose.

Je crains que mon propos sonne un peu le désabusé, alors qu’il n’en est rien. Je ne prétends pas avoir été abusé, et je dirais presque que ceux qui l’ont été l’ont bien cherché, de même pour ceux qui le seraient ou le seront. Ça les arrange. Qu’ils ne se plaignent pas, ensuite, d’avoir été arrangés par, puisqu’ils se sont arrangés avec.

J’en reviens au Discours sur la servitude volontaire, détour pour en revenir à cet ici dont nous parlons.

Que dit La Boétie ? “La Nature a montré en toutes choses qu’elle ne voulait tant nous faire tous unis que tous UN…”

C’est, paraît-il, la prière même de Jésus au moment suprême : “Je prie afin que tous ne soient qu’UN.”

Et de quand date le dire de La Boétie ?

“Grand-chose, certes, et toutefois si commune qu’il s’en faut d’autant plus douloir et moins ébahir, de voir un million de millions d’hommes servir misérablement, ayant le col sous joug, non pas contraints par une grande force, mais aucunement (ce semble) enchantés et charmés par le seul nom d’UN, duquel ils ne doivent ni craindre la puissance, puisqu’il est seul, ni aimer les qualités, puisqu’il est à leur endroit inhumain et sauvage.”

Ce discours est de toujours. La Boétie, l’écrivant, avait seize ans, et Montaigne disait : “C’est bien beau, mais et alors ? Bien sûr que ça ne va pas comme ça, mais si ça allait autrement, est-ce que ça irait mieux ?”

Climat en quelque sorte perpétuellement préélectoral : c’est pas que ça va, vu que ça ne va pas du tout, mais c’est-y pas mieux que si c’était pire ?

Mais n’êtes-vous pas frappé, comme je le suis, par les mots mêmes de la phrase de voûte “enchantés et charmés par le seul nom d’UN”.

Où est la malencontre, sinon dans le nom, ou si vous voulez dans ce nombre d’UN, le nombre étant “une des fonctions fondamentales de l’entendement” – et c’est l’un, et c’est la pluralité, le plus grand nombre.

Mais s’il s’agit là d’“une des fonctions fondamentales de notre entendement”, pouvons-nous nous en démunir ? Tout ce que nous pouvons faire, c’est nous prémunir contre les abus de cette fonction, ce à quoi Janmari, autiste, peut nous aider, à condition de ne pas confondre, comme Jésus au moment suprême, l’un et le commun.

Si j’écris comm’un, ne me restera en recours qu’à ruminer un contr’un.

Où s’entrevoit le leurre malencontreux de ce qui est généralement admis comme un processus nécessaire à la persistance de cette espèce nôtre et qui se dit l’identification, ce par quoi il faut bien que le sujet passe, bon gré mal gré.

Et puisque nom et sujet vont de pair, resterait à respecter ce qui échappe au nom, la part du mal gré, et qui est celle de l’inné a-conscient, rétif par nature aux finalités qui s’offrent à l’être en tant que sujet.

Ce qui nous amène à quoi ? À distinguer actes inachevés et actes manqués, par exemple.

Si, de par l’acte manqué, l’inconscient se révèle, c’est à l’acte inachevé que l’a-conscient affleure.

On me dira que je me contredis, et que ces agir d’initiative – il n’y va donc pas d’imiter – qui interviennent pour parer aux avatars du coutumier ourdi du point de voir d’un enfant autiste ont donc une fin, puisqu’il y a du pour à la clé, ou plutôt au ressort de ces agir, et que j’ai fini par trouver le pour quoi de ce pour rien auquel je tenais tant au point d’en faire un des maîtres mots de cette tentative.

Vous me l’aviez d’ailleurs prédit, que, parlant, je n’échapperais pas à la malencontre du pour quoi, ne serait-ce que pour le plaisir.

L’esquive alors me fait dire que mon entêtement vient de ce que je lutte contre un certain monarque que je trouve cité en clair dans le commentaire de Pierre Leroux : ”De ce “un” qui commande à un ou à plusieurs résulte le despotisme par voie directe ; et de ce “un” qui possède l’instrument de travail, résulte le despotisme par voie indirecte. […] Mais il est évident que la monarchie subsistera […] tant que la monarchie sera partout, et que les hommes les plus opposés à cette forme politique n’auront pas d’autre idéal que d’être eux-mêmes en petit des monarques.”

Par quels détours sera-t-il possible d’en arriver là ?

La malencontre y est qu’à éparpiller les “uns”, et quoi qu’il en paraisse, le tyran, loin de s’affaiblir, se renforce d’être démultiplié à l’innombrable. »

 

L’agir et le faire (1979 – 1983)

« L’art est esquive. Le politique fait projet. L’art est détour pour rien. Le politique tend à diriger.  »

 

Les Détours de l’agir ou le Moindre geste (essai, 1979)

Deligny propose de voir dans le mode d’être autiste (l’a-subjectivité, la mémoire des repère, l’« orné » des gestes), les traces d’espèce de l’« humain ». Au faire, produit par identification, il oppose les détours de l’agir « pour rien », manifestations d’une initiative prise par l’enfant indépendamment de toute imitation.

 

Projet N (film, 1979)

Alain Cazuc, cinéaste et compagnon de la tentative, réalise pour la télévision un reportage sur le mode de vie et d’organisation des « aires de séjour » du réseau.

voir quelques doubles-pages

 

Singulière ethnie (essai, 1980)

Deligny répond à La Société contre l’État de Pierre Clastres. Il interroge les coïncidences entre l’organisation du réseau et celle des sociétés primitives, du point de vue des fonctions du langage et des relations entre nature et pouvoir.

« À dire que le pouvoir c’est le pouvoir de l’autre, nous y gagnons d’éclaircir le fait que le pouvoir ne précède pas la relation dominé-dominant ; nous éludons ces fantasmagories du subjectif qui cachent une autre réalité, à savoir que la relation qui relie des êtres conscients d’être procède du vouloir même.

 Tout vouloir exprimé en cache un autre qui en cache un autre et ainsi de suite. Ce fait est connu et là n’est pas mon propos. Le fait est que nous voilà aux prises avec des enfants qui ne s’expriment pas. Ce qui est en notre pouvoir est de supposer ce qu’il peut vouloir ; même à prendre le rôle de celui qui s’asservit à ce vouloir de l’autre, le subit, se laisser dominer, le pouvoir n’y perd rien.

Il est remarquable qu’en l’occurrence et, pour ce qui concerne le mot même, l’infinitif ne se distingue pas du substantif alors que vouloir a perdu sa forme substantive, tout comme si vouloir tournait à avoir le pouvoir de.

Il aurait pu se faire que vouloir devienne le Vouloir et ce qui s’en dirait alors, c’est que le Vouloir, il faut l’abattre et pour ce faire, en vouloir un autre, ce qui donnerait vouloir le Vouloir ; les choses n’en seraient que plus claires, mais peut-être qu’elles le seraient trop.

Les tournures du dire semblent chargées de maintenir la distance entre les deux termes d’une contradiction, de manière à ce que puisse se faufiler la part de son escient, ce qui s’explique de par le fait, qu’à sa connaissance, il ne dispose que de cet escient et de rien d’autre.

À partir de quoi, et tout à fait inconsciemment, il y a maldonne, cette maldonne étant une des données de l’existence – de l’essence ? – de l’homme, quitte à aller, comme le fait Marx-le-Jeune, à distribuer les rôles entre l’individu et l’espèce de manière à ce que le communisme de bon escient arrive à surmonter cette contradiction, la fêlure se poursuivant entre liberté et nécessité.

Reste le fait qu’en aucune espèce ne s’entrevoit le moindre conflit entre l’individu et l’espèce, et pour cause : c’est la même chose.

Qu’un tel avatar tout à fait singulier advienne à cette espèce nôtre vient du fait qu’espèce elle n’est plus, l’individu ne tardant pas à devenir escient, ne serait-ce que d’être et d’avoir.

Pour ce qui nous concerne, il serait quand même dommage de réitérer obstinément la maldonne, alors qu’à l’évidence elle est illusoire et sans autre portée que de rendre insupportable l’individu affublé d’être l’autre supposé vouloir, ce qui n’a comme avantage que de nous éviter de chercher ce qu’il en serait d’un mode d’être où le pouvoir, substitut malencontreux – même s’il est inéluctable – de cette autorégulation propre à chaque espèce – et pourquoi pas la nôtre ? – apparaîtrait pour ce qu’il est ; la nécessité de parer au manque de ce que la conscience d’être fait disparaître.

Si le pouvoir s’origine d’un manque auquel il nous faut bien parer, il ne faut pas s’étonner qu’il se pare d’attraits fallacieux du leurre parfait. Fort de sa nécessité, il se veut absolu. Mais il ne s’agit pas là, de la part de celui qui l’a, d’une propension subjective à dominer les autres. Il y va d’abord d’une crainte de ne pas accomplir le devoir qui lui incombe, devoir insatiable. Le subjectif n’intervient jamais que pour combler le vide. À dire que tel tyran était fou, on n’y gagne rien. L’est-il devenu ? L’a-t-il toujours été ? Peu importe à vrai dire. S’il l’a toujours été, il est déconcertant qu’ON l’ait mis sur cette orbite où sa folie a pu s’épanouir et s’il l’est advenu, il est bien évident que le ON tyrannise l’a voulu ainsi.

À ne retenir du Pouvoir que l’instance dirigeante, on en oublie qu’il s’agit d’un infinitif d’usage courant qui s’articule à tout vouloir qui est l’inéluctable privilège de tout être conscient d’être, privilège insatiable ; nul ne fera reproche à un enfant de vouloir la lune ; ce qui nous enchante et nous dérange en même temps ; nous n’avons pas le pouvoir de la lui donner. Reste à répondre : “Quand tu seras plus grand, tu iras.” Mais on voit la différence entre vouloir y aller et vouloir l’avoir. Reste à faire semblant de comprendre qu’il veut la voir alors qu’il a parlé de l’avoir. Passe encore pour la lune qui peut se voir et donc se dire. Reste tout ce qui peut se voir et ne peut pas se dire, non pas qu’intervienne quelque censure, mais faute de tournure du dire qui se prête à ce dire ; et que devient le se, à supposer qu’il existe hors d’être dit ?

Où nous nous retrouvons au plus clair de notre ouvrage ; ou l’individu qui ne dit rien, nous pensons qu’il se tait, ou n’ayant pas l’usage des tournures du dire, d’être se il en est dépourvu, ce qui ne le prive pas d’être, mais nous prive de pouvoir le penser.

Où apparaît que penser l’autre est un pouvoir.

Si je m’en tiens à ce que je me suis dit, que le pouvoir c’est le vouloir de l’autre, tout comme la conscience d’être est conscience de l’Être, ce vouloir de l’autre est vouloir de l’Autre, de même que tout pouvoir, aussi minuscule qu’il soit, nécessite le Pouvoir majusculé.

Reste qu’à supposer que l’être là qui n’a pas l’usage des tournures du dire, il se pourrait qu’il soit bien en peine de vouloir.

Où disparaît notre pouvoir et, du même coup, le Pouvoir, ce qui, pour d’aucuns, est désastre et, pour d’autres, aubaine.

Un tel raccourci qui coupe court à l’histoire, nous ne savons pas où il nous mène, aux temps archaïques et révolus ou à ce qui ne devrait arriver qu’après des convulsions révolutionnaires ?

Si nos convictions nous font pencher à choisir l’aubaine, elles ne nous donnent pas pour autant les moyens d’en profiter.

Que d’être là soit sans vouloir autre que celui que nous lui supposons si nous le voulons autre, n’entraîne pas que nous ayons le pouvoir de lui faire faire – de le faire être – ce que nous voulons. Et c’est bien là qu’est la merveille alors que d’aucuns éprouveraient une déception.

Pour ce qui est de dominer l’autre, encore faut-il qu’il y ait de l’autre. Notre vouloir n’a de prise qu’à subjuguer un autre vouloir, notre vouloir même n’advenant que du fait que subjugués nous le sommes, le moindre symbole qui peut se dire le moindre signe nécessitant d’être deux, celui qui le fait et celui qui en perçoit le vouloir dire.

Ce que me disait hier une dame passant par là dont l’enfant était autiste devenu grand, c’est qu’elle voyait bien que là où il y avait de quoi faire, ça allait mieux qu’avec elle à la maison et comme par-dessus le marché, il recevait de l’argent, il était bien content.

De cet argent donné, reste à savoir qui en était le plus content, de l’autiste ou des convictions du tout un chacun qui voit dans cet argent le signe même de la socialisation. Il en est de l’argent comme du signe. Il est arrivé que, de l’argent, des peuplades qui n’en avaient pas l’usage s’en fassent des colliers. D’aucuns pensent que, dès l’argent, la partie a commencé qui n’a pas fini de se jouer.

Mais là n’est pas mon propos, ce qui se propose à nous étant une table rase et rien d’autre, mis à part l’enjeu qui n’est pas mince et qui serait de s’apercevoir qu’outre la nature qui s’est donné l’être conscient d’être, il y a une autre qui reste à découvrir bien qu’elle ne soit pas à notre portée et qu’elle soit tout autre chose que ce qui joue sempiternellement le rôle qui lui est donné d’être ; ce qui explique les bévues monstrueuses de la conscience même, à savoir la nature humaine.»

 

Traces d’être et Bâtisse d’ombre (essai, 1983)

Le temps du réseau est assimilé à un âge d’or, âge d’un mode humain à l’infinitif, sans sujet, âge des traces, des pierres et des parois. Le modèle préhistorique n’est pas nostalgique. L’antan n’est pas le passé, mais la présence sacrée et commune de l’espèce, un temps abstrait, non personnifié.

« Sur la paroi, le bonhomme n’est en rien représenté ; ce qui peut s’y esquisser est une trace, trace du geste qui a tracé. Pour que le geste échappe à la gravité de ce que tout un chacun peut se dire, il lui faut être attiré par une autre gravité, gravité qui est à découvrir. Si la paroi est lieu d’être, cette trace esquissée peut être comparée à ce qu’il en serait de la trace laissée par le stylet d’un sismographe ; si celui qui regarde ignore qu’il s’agit de la terre qui frémit, il ne voit rien d’autre qu’une ligne à peine ondulée ; s’il veut bien entendre que c’est là trace de la respiration paisible du globe terrestre, il est saisi d’un profond respect qui le laisse quelque peu pantois.

Je n’ai jamais pu regarder ce que trace la main du gamin dépourvu de la pratique du langage que je vois vivre, proche, depuis plus de dix ans sans être saisi d’un respect de même aloi.

Est-ce à dire qu’il s’exprime ainsi ?

Je me suis escrimé désespérément à éluder cette manière de dire qui situe le s’ là où, pour moi, se situe tout autre chose plus proche de ce qu’il en est du globe terrestre que du soy-disant S qui apostropherait le quiconque ; mais le globe alors et en l’occurrence, encore faut-il le découvrir alors qu’il n’est pas à notre portée ; et parler du nous global nous rapprocherait peut-être de ce qu’il en est, à ceci près que le bras de Janmari traçant n’est pas celui d’un sismographe.

Comme il serait facile et attrayant d’aller prendre des nouvelles du global dont le rythme paisible ou agité s’inscrirait sur la paroi de par l’entremise d’une main infinitive.

J’ai là, devant les yeux, une carte à graver toute noire et ce qui apparaît en traces blanches gravées, ce sont des lignes en dents de scie dont la paroi est hachurée ; peu importe le celui auquel la main qui a tracé est censée appartenir ; d’aucuns admettront comme une évidence que ces gestes dont la trace se voit sont en corrélation avec un certain état caractériel de l’individu traceur, ce dont je dirais que ça ne me regarde pas même si jamais il y avait du vrai.

Ce que je rabâche, pour le moment, aux uns et aux autres de ce réseau-ci, c’est que tracer existe et la preuve est là : cette carte à graver extirpée d’entre ses semblables, aucune n’étant identique à l’autre, alors que nous n’avons pas la preuve que parler existe, sauf entre nous, bien sûr, le nous alors limité à quelques-uns qui, de cette pratique, auraient le privilège. Tout privilège est d’un aloi fort douteux, ce dont tout un chacun est d’emblée convaincu. Cette carte à gratter dont la surface est recouverte d’un enduit noir qui est griffé par les traces d’une main porteuse d’un stylet est donc la preuve évidente que tracer existe.

À partir de là, à nous d’œuvrer.

Notre ouvrage est de donner lieu à la paroi. »

 

Ce qui ne se voit pas (1982 – 1993)

« Nous sommes hantés par un peuple d’images. »

 

Contes du vieux soldat et de belle lurette (conte, 1982)

En une série d’« enluminures », Deligny raconte les aventures du vieux soldat qui, après avoir traversé l’histoire et les guerres, parcourt le pays à la recherche de sa ville natale et de son emploi réservé. Il est sans le savoir l’artisan de la révolution qui débarrassera la ville de la tyrannie et rétablira la gouverne du hasard.

« Sur une enluminure, on voit la cité, mais on la voit de haut ; c’est ainsi que doit la voir la Maritorne de fer forgé à la proue de la galère. On voit donc les rues étroites et tortueuses qui se rejoignent, se séparent, se recoupent. Comme d’habitude, quand ils se croisent, ils se parlent et se racontent les menus événements, et chacun pense que l’autre ne lui a pas tout dit, alors chacun pense : “Qu’est-ce qu’il ne me dit pas ? Il y a quelque chose qu’il ne m’a pas dit… mais allez savoir quoi ?”

C’est que, d’habitude, les gens se racontaient qui avait été pendu la veille ; et, depuis des jours et des jours, plus de nouvelles des pendus de la veille.

Comme d’habitude, les gens s’abordaient et se disaient :

– Alors… Quoi de neuf ?

Et la réponse était :

– Ben pas grand’chose et même rien du tout…

Celui qui avait la gouverne de la cité était assis derrière son bureau. Celui qui entrait dans la pièce du gouvernement voyait quelque chose qui ressemblait à un œuf d’autruche qui aurait été posé sur l’épaisse planche de chêne ; cet œuf d’autruche avait deux petits yeux bouffis qui s’ouvraient, se refermaient, s’ouvraient encore…

Rares étaient ceux qui pénétraient dans cette pièce ; le vieux soldat était un de ceux-là ; quand il avait terminé ses trajets de nuit et avant de rentrer dans son logement, il devait faire un détour par le bureau et se planter un instant devant l’œuf d’autruche dont quelques mots filtraient comme à regret :

– Alors… Bérésina… ?

Le cérémonial durait depuis belle lurette et le vieux soldat ne savait toujours pas d’où venait le regret ; d’en dire tant ou de ne pas en dire plus ?

Les petits yeux bouffis regardaient le boulet qui était de garde à deux pas de la jambe de bois.

– Content de votre sort… ?

Et, à chaque fois, le vieux soldat pensait que la voix s’adressait au boulet qui restait pantois et ne faisait que ruminer ce que les pavés racontent : du temps de la grande Maritorne, il aurait été boule et libre de jouer des parties qui n’en finissaient pas, la girouette indiquant, à chaque saute de vent, la boule gouverne, ce qui bouleversait à chaque fois le jeu et la foule alors poussait des grands cris ; la rumeur de la ville n’était qu’éclats de joie et rires et quolibets.

Il y avait, comme chaque jour, cavalcade et un étranger petit, replet, vêtu comme un marchand, avait passé le pont-levis qui menait à la plus petite poterne ; il avait pris une rue, sans doute au hasard puisqu’il ne connaissait pas la cité et il est fort probable que la boule-gouverne d’alors qui bondissait et rebondissait avec les autres boules à ses trousses avait fracassé la tête du petit étranger replet.

La foule avait crié :

– Il a attrapé la gouverne en pleine tête…

Or c’était un étranger ; il était donc loin des siens s’il en avait. Mûs par un certain sens de l’hospitalité, quelques habitants de la cité l’ont ramassé et, alors qu’ils le portaient à l’écart de la bouleverse, ils se sont aperçus qu’il parlait encore, ce qui était fort étonnant étant donné l’aspect de son crâne éclaté en plusieurs morceaux tout à fait disjoints. »

 

Acheminement vers l’image (essai, 1982)

À l’image-communication, soumise aux impératifs de la technique et de la production, Deligny oppose une image non intentionnelle, « qui ne dit rien », une image perdue et retrouvée à la faveur de coïncidences, analogue à celle qui suscite l’agir de l’autiste.

« Or, et c’est ce que je dis au preneur d’images, je ne vois aucune différence entre les oies et les images. S’agit-il de les prendre ? Une oie prise n’est plus une oie ; c’est un volatile éventuellement comestible et domesticable à souhait, quitte à en perdre son aspect et sa vigueur. Il est fort courant qu’on les engraisse, quitte à entonner la nourriture de force. L’homme que nous sommes a une habitude fort ancienne de cette pratique qui est torture. Il n’y a aucune raison de penser que les images soient quittes de cette pratique qui affuble l’espèce domestiquée de caractéristiques que nous connaissons bien à voir les animaux familiers. Pour les oies, il s’agit de les entonner et cet infinitif est le même quand il s’agit de commencer un chant. Ceci dit, il est vrai que les images sont chargées d’être significatives, chargées c’est peu dire, surchargées, gavées de signification et alors elles se traînent, lourdes de sens, grasses de symbole, saturées des intentions grossièrement allusives qui passent, comme on dit, sur l’écran. Elles en sont malades, ce dont tout un chacun se réjouit d’avance. Que passe dans le ciel un vol d’oies sauvages et les oies qui se traînent battent des ailes et tendent le cou, désespérément, hantées par une frénésie fugace.

[…] Dans les remparts de Lille-en-Flandres il y avait un terril d’immondices escaladé par les tombereaux de la voirie municipale, deux forts chevaux de race flamande accrochés en flèche à chaque tombereau plein à ras-bord. Arrivé à la cime, le tombereau basculait vers l’arrière de par le fait que le charretier, tout en jurant sans doute, après avoir tiré à lui une goupille, montait tout debout à l’arrière et son poids, en surplus, suffisait à faire basculer la benne, le charretier s’écartant d’un coup de reins de matador. Tout le contenu du tombereau dévalait alors la pente abrupte du tumulus où quelques vieux et vieilles de l’hospice voisin, immobiles, contemplaient l’avalanche, un sac béant tenu à bout de bras. Ce tableau m’était familier, lorsqu’un jour, deux ou trois enfants sont venus s’y ajouter, pris dans l’avalanche qui devait les surprendre ; la plus petite des trois était une gamine qui devait avoir cinq ans ; elle avait de longs cheveux blonds sur les épaules et dans le dos ; elle s’est penchée pour agripper au passage une suspension inimaginable si on n’a pas vu ces coupoles de verre opaque entourées de pendeloques de perles de verre et surmontées d’une double torsade dorée ; cette couronne d’impératrice de l’univers, la gamine se l’est mise sur la tête et, les bras en balancier et le talon circonspect, elle s’est mise à descendre dans les fumerolles du feu caché qui rongeait sans cesse les immondices. Sur la crête, derrière elle, en silhouette sur le ciel, trois chevaux l’un derrière l’autre. […]

Il en est de l’image comme il en est du prochain en train de disparaître ; il est perdu. L’image est toujours sur le point de se perdre et, pour qu’elle ne se perde pas, c’est se qu’il faut perdre et ce se n’est pas vous-même, votre vie, votre existence. C’est se, tout simplement, cette lubie, point focal du mirage, le se qui nous fait dire que l’image ne se voit pas. Visible, elle le serait, mais de , du là d’être – à l’infinitif.

Et alors, comment voulez-vous mettre la caméra  alors que vous y êtes, ici ?

Grâce à l’échafaudage, tout simplement. Échafaudage ; vous y voyez quelque construction qui va s’élevant vers le ciel ; or, il s’agit du , du là-d’être. L’Algonquin, au là-haut, n’y pense pas ; il y a toujours – depuis des millénaires et sans doute dès avant la période glaciaire – vécu ici-, qui n’est pas « bas » pour autant ; penser ici-bas n’est possible qu’à partir de-haut, et réciproquement.

À partir du moment où il n’y a ni haut, ni bas, reste le  d’où l’image peut être re-cueillie ; ce qu’il faut alors échafauder s’élabore sur le plan horizontal, à ras-de-terre pour ainsi dire, sur le ras de la terre, et camérer de  est alors possible, la caméra posée -bas tout comme elle serait là-haut s’il s’agissait de la lanterne d’un phare.

Si je descends d’où que ce soit, c’est des Ardennes qu’il s’agit, et il se pourrait fort bien que l’Algonquin, dans l’antan, y ait vécu, dans les Ardennes ; ce là-bas s’y prête fort bien à la présence d’une compagnie algonquine, ni esclave, ni conquérante, vivant  et voilà tout, ce  n’étant ni bas, ni haut, ni, à vrai dire, ailleurs. Et c’est la compagnie que vous avez oubliée, car pour tant faire que d’être-là encore faut-il y être de compagnie ; où disparaît le “il” – cet “il” que je suis et à partir de quoi s’il est ici, il ne peut être là.

L’image, voyez-vous, n’est ni quelqu’une, ni quelque chose. Elle est « mouvement », kinéma, mouvement qui, à vrai dire, ne se voit pas, qui n’est que d’être créé par qui voit les images immobiles se succéder. »

 

« Camérer » (article, 1983)

« Camérer » plutôt que filmer : l’outil et l’activité de préférence à l’objet fini. Deligny reprend l’idée d’images-copeaux, perdues, inscrites sans avoir été enregistrées dans la mémoire des formes.

 

À propos d’un film à faire (film, 1989)

Deligny adresse à Renaud Victor, le « preneur d’images », ses dernières remarques sur les rapports entre l’image et le langage. Selon un dispositif qui rappelle celui du Camion de Marguerite Duras, ses propos sont entrecoupés de scènes imaginaires d’un « film à faire ».

voir quelques doubles-pages

 

L’Enfant de citadelle (autobiographie, 1988-1993)

En 1988, Deligny entreprend le récit de L’Enfant de citadelle, dont il existe un nombre important de versions (plus de 2000 pages), toutes recommencées au jour de sa naissance.

 

bibliographie

 

Pavillon 3, Éditions de l’Opéra, 1944.
Repris dans Les Vagabonds efficaces et autres récits, avec une préface d’Émile Copfermann, Paris, François Maspero, coll. « Les textes à l’appui », 1970 ; coll. « FM/petite collection maspero », 1976 ; dans Graine de crapulesuivi de Les Vagabonds efficaces, avec une préface d’Isaac Joseph, Paris, Dunod, 1998, 2000.
(Repris dans Fernand Deligny. Œuvres)

Graine de crapule, Lille, Victor Michon, 1945 ; Paris, Éditions du Scarabée, 1960.
Régulièrement réimprimé aux Éditions du Scarabée. Repris dans Graine de crapule suivi de Les Vagabonds efficacesop. cit. 
(Repris dans Fernand Deligny. Œuvres)

Puissants personnages, Lille, Victor Michon, 1946 ; Paris, François Maspero, coll. « Malgré tout », 1978.

Les Vagabonds efficaces, Paris-Lille, Victor Michon, coll. « Tentatives pédagogiques », 1947.
Repris dans Les Vagabonds efficaces et autres récitsop. cit. ; dans Graine de crapule suivi de Les Vagabonds efficacesop. cit.
(Repris dans Fernand Deligny. Œuvres)

Les Enfants ont des oreilles, Paris, Le Chardon rouge, 1949 ; Paris, François Maspero, coll. « Malgré tout », 1976.
(Repris dans Fernand Deligny. Œuvres)

Adrien Lomme, Paris, Gallimard, 1958 ; Paris, François Maspero, coll. « Malgré tout », 1977.
(Repris dans Fernand Deligny. Œuvres)

Anges purs, sous le pseudonyme Vincent Lane, Paris, La Vague, coll. « Les grands romans policiers », 1961.

Nous et l’Innocent, textes choisis et présentés par Isaac Joseph, Paris, François Maspero, coll. « Malgré tout », 1975.
Repris dans A comme asile suivi de Nous et l’Innocent, avec une préface de Jean-Luc Roelandt, Paris, Dunod, 1999.
(Repris dans Fernand Deligny. Œuvres)

Cahiers de l’Immuable 1/2/3
« Voix et voir », Recherches, n°18, avril 1975.
« Dérives », Recherches, n°20, décembre 1975.
« Au défaut du langage », Recherches, n°24, novembre 1976.
(Repris dans Fernand Deligny. Œuvres)

Le Croire et le Craindre, avec la collaboration d’Isaac Joseph, Paris, Stock, coll. « Les grands auteurs », 1978.
(Repris dans Fernand Deligny. Œuvres)

Balivernes pour un pote, Paris, Seghers, coll. « Textes fous », 1978 ; Poët-Laval, Curandera, 1984.
[La réédition de Balivernes pour un pote est augmentée de sept nouvelles : « Outremer », « Barricade », « Allégorie », « Le premier corps », « Attachement », « Le pont d’Oncques », « Quequeg ».]

Les Détours de l’agir ou le Moindre geste, Paris, Hachette, coll. « L’échappée belle », 1979.
(Repris dans Fernand Deligny. Œuvres)

Singulière ethnie. Nature et pouvoir et nature du pouvoir, Paris, Hachette, coll. « L’échappée belle », 1980.
(Repris dans Fernand Deligny. Œuvres)

La Septième face du dé, Paris, Hachette, coll. « L’échappée belle », 1980.

Les Enfants et le Silence, Paris, Galilée et Spirali, coll. « Débats », 1980.
[D’abord paru en italien, l’ouvrage est constitué des textes des « Cahiers de l’Immuable/3 », de textes parus dans la revue italienne Spirali, et d’inédits]

Traces d’IAutisme, sciences humaines et philosophie, avec Jean-Michel Chaumont, Louvain-la-Neuve, Cabay, coll. « Questions de communication », 1982.

Outremer, édité par Jean-Michel Chaumont, Bruxelles, mai 1983.
Repris dans Balivernes pour un poteop. cit.

Traces d’être et Bâtisse d’ombre, postface de Jean-Michel Chaumont, Paris, Hachette, coll. « L’échappée belle », 1983.
(Repris dans Fernand Deligny. Œuvres)

A comme asile suivi de Nous et l’Innocent, préface de Jean-Luc Roelandt, Paris, Dunod, 1999.
[L’ouvrage comprend également Éloge de l’asile.]

Essi & Copeaux, Marseille, Le Mot et le Reste, 2005.

Œuvres, éd. Sandra Alvarez de Toledo, Paris, L’Arachnéen, 2007.

L’Arachnéen et autres textes, postface de Bertrand Ogilvie, Paris, L’Arachnéen, 2008.

La Septième face du dé, Paris, L’Arachnéen, 2013.

Lettres à un travailleur social, postface de Pierre Macherey, Paris, L’Arachnéen, 2017.

Correspondance des Cévennes, 1968-1996, éd. Sandra Alvarez de Toledo, Paris, L’Arachnéen, 2018.

Camérer. À propos d’images, éd. Sandra Alvarez de Toledo, Anaïs Masson, Marlon Miguel, Marina Vidal-Naquet, Paris, L’Arachnéen, 2021.

 

 

 

l'auteur

 

Fernand Deligny

1913
– Fernand, Camille, Émile Deligny naît le 7 novembre, à Bergues (Nord). Il est le fils de Camille Deligny et de Louise Laqueux.

1915-1917
– Le 13 avril 1917, Camille Deligny est tué au combat, près de Saint-Quentin dans l’Aisne.

1919-1931
– Deligny fait ses études primaires au petit lycée Faidherbe et ses études secondaires au grand lycée Faidherbe. Il obtient un baccalauréat de philosophie en 1931.

1931-1934
– Il abandonne hypokhâgne pour suivre des cours de philosophie et de psychologie à l’université de Lille. À la même époque, il se rend régulièrement en visite à l’asile d’aliénés d’Armentières.
– À la suite de manifestations fascistes, il s’inscrit aux jeunesses communistes

1935-1937
– Il débute son service à l’École militaire de Paris en octobre 1935.

1938
– Il trouve un poste d’instituteur suppléant dans une classe de perfectionnement à Paris (12e), puis à Nogent-sur-Marne. Ses méthodes sont proches de celles de Célestin Freinet.

1939 
– Il épouse Josette Saleil et accepte un poste d’instituteur spécialisé à l’IMP de l’asile d’Armentières.
– Il est mobilisé en août, alors qu’il séjourne dans l’Aveyron chez son beau-père Aimé Saleil, instituteur franc-maçon et libertaire.

1940-1943
– En août ou septembre, il franchit la ligne de démarcation et retourne à Armentières.
– Devenu « éducateur  principal » Deligny révolutionne les conditions de vie des pensionnaires du pavillon 3. Il supprime les sanctions. Avec les gardiens – ouvriers du textile au chômage, artisans, anciens détenus – il organise des sorties, des jeux, des séances de sport, des ateliers.

1943
– Le Commissariat à la Famille de Vichy propose à Deligny la direction de la prévention de la délinquance juvénile pour la région du Nord. Il quitte l’asile et ouvre un foyer de prévention à Wazemmes, commune limitrophe de Lille.
– Il est nommé conseiller technique de l’Association régionale de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence (Arsea) du Nord.

1944 
– Parution de Pavillon 3 aux éditions Opéra.

1945
– Le 1er janvier, Deligny est nommé directeur du premier Centre d’observation et de triage (COT) du Nord.
– Il mène une campagne de presse contre l’abbé Stahl (avocat et responsable d’une société de patronage), avec le soutien du quotidien communiste Liberté.
– Parution de Graine de crapule. Conseils aux éducateurs qui voudraient la cultiver, qui fonde sa réputation d’« éducateur libertaire ».

1946
– Parution de Puissants Personnages chez Victor Michon.
 Le 1er mai, la direction de l’Arsea met fin aux fonctions de Deligny.
– Il prend la responsabilité de Travail et culture pour la région du Nord.
– Rencontre avec Huguette Dumoulin, militante communiste.

1947
– Les premières réunions de préfiguration de La Grande Cordée  ont lieu au laboratoire de psychobiologie de l’enfant dirigé par Henri Wallon à Paris.
– Parution des Vagabonds efficaces chez Victor Michon, dans la collection « Tentatives pédagogiques » dirigée par Deligny.

1948
– Création de La Grande Cordée. L’association dite de « prise en charge en cure libre » s’adresse aux adolescents délinquants et caractériels. Elle est soutenue par les réseaux d’éducation populaire et présidée par Henri Wallon. Le suivi psychiatrique des adolescents est assuré par Louis Le Guillant. Tous les membres du conseil d’administration (sauf Pierre Hirsch, trésorier et ami lillois de Deligny) sont membres du Parti communiste. Huguette Dumoulin participe aux réunions à titre consultatif.
– Henri Wallon obtient le détachement de Deligny auprès de son laboratoire.
– Les premiers adolescents sont confiés à La Grande Cordée par le professeur Heuyer (hôpital Necker, Paris), puis par les services sociaux et les familles.

1949 
– Parution des Enfants ont des oreilles aux éditions du Chardon rouge.
– La première consultation de La Grande Cordée a lieu au conservatoire Renée-Maubel, à Montmartre. Difficultés financières.

1951
– La Grande Cordée obtient l’agrément de la Caisse de sécurité sociale, à titre exceptionnel et pour une durée d’un an.

1953-1954
– À la demande du personnel de la mutuelle de la RATP, Deligny crée la consultation « Enfance ».
– De juillet à septembre 1954, Deligny séjourne dans le Vercors avec Huguette Dumoulin, Josée Manenti et une vingtaine d’adolescents.

1955
– La Grande Cordée quitte Paris et s’installe dans les combles d’un château à Salzuit, près de Brioude (Haute-Loire), loués par Josée Manenti.
– Deligny écrit « La caméra outil pédagogique », publié en octobre dansVers l’éducation nouvelle, la revue des Ceméa.

1956
– Pendant l’été, le groupe déménage dans une ferme près de Saint-Yorre (Allier). Depuis 1948, La Grande Cordée a reçu en tout 150 adolescents.
– Deligny se charge de la « petite école » et écrit Adrien Lomme.
– « Adoption » de Guy Aubert.

1957
– Yves G. est confié à Deligny par ses parents, instituteurs communistes et membres des Ceméa.

1958
– En mai, parution d’Adrien Lomme aux éditions Gallimard.
– Fin août, François Truffaut vient chercher de l’aide auprès de Deligny pour achever l’écriture du scénario des 400 coups.
– Développement des réflexions de Deligny sur le langage et le tracé au cours de séances de dessin avec Yves G.

1959-1961
– En janvier, le groupe déménage dans les Cévennes aux Curières, près de Thoiras (Gard).
– Réédition de Graine de Crapule aux Éditions du Scarabée, avec une nouvelle préface de Deligny.
– Deligny publie Anges purs sous le pseudonyme de Vincent Lane.

1962-1964
– Installation du groupe à Veyrac, près d’Anduze. Any Durand se joint à eux.
– Départ d’Huguette Dumoulin.
– Tournage du Moindre geste sous la direction de Deligny. Yves G. joue le rôle principal. Josée Manenti assure les repérages et les prises de vue. Guy Aubert enregistre les sons.

1965-1966
– Jean Oury et Félix Guattari accueillent Deligny et ses compagnons à la clinique de La Borde, près de Blois.
– « Journal d’un éducateur » paraît dans le premier numéro de la revueRecherches.
– Fin 1966, Jean-Marie J. (« Janmari »), 12 ans, autiste profond, est confié par sa mère à Deligny.

1967-1968
– En juillet, Deligny quitte La Borde pour se rendre à Gourgas (près de Saint-Hippolyte-du-Fort dans le Gard), dans une propriété de Félix Guattari transformée en lieu de rencontres entre intellectuels et militants d’extrême gauche.
– Rencontre avec Jacques Lin, 19 ans, ex-ouvrier électricien chez Hispano-Suiza.
– De retour à La Borde, Deligny participe à diverses manifestations contre la guerre du Vietnam.
– Il réalise les trois premiers Cahiers de la Fgéri (Fédération des groupes d’études et de recherches institutionnelles).
– En Mai 68, Félix Guattari fait appel à lui pour réaliser un quotidien des événements ; Deligny fait un aller et retour et décline la proposition.
– Pendant l’été Deligny quitte Gourgas et s’installe avec Any Durand, Gisèle Durand (sœur d’Any) et Janmari au hameau de Graniers, non loin de Gourgas.
– Jean-Pierre Daniel entreprend le montage du Moindre geste au Centre social de la Maurelette dirigé par Jacques Allaire, à Marseille.

1969 
– Préfiguration d’une nouvelle « tentative » avec des enfants autistes, autour de Janmari. Maud Manonni, Françoise Dolto et Émile Monnerot (psychiatre à Marseille) lui confient les premiers enfants.
– Jacques Lin installe la première « aire de séjour ». D’autres enfants vivent à Monoblet, chez Guy et Marie-Rose Aubert.
– Premières cartes et « lignes d’erre ».

1970
– En janvier, parution des Vagabonds efficaces et autres récits chez François Maspero.
– Jacques Lin installe un campement avec des enfants autistes au Serret, à 12 kilomètres de Graniers.

1971
– Chris Marker crée la coopérative Slon pour financer la fin du montage duMoindre geste à Paris. Le film est présenté à la Semaine de la Critique au Festival de Cannes.
– À Graniers, Gisèle Durand s’occupe de la fabrication du pain avec Janmari et collecte les cartes pour les transmettre à Deligny.
– Guy et Marie-Rose Aubert emménagent dans une ferme à Verdeilhe ; ils accueillent plusieurs enfants autistes.

1973
– Trois enfants vivent désormais de manière permanente dans le réseau : Christophe B., Gilles T. et Janmari.
– Alain Cazuc, photographe et étudiant en sociologie de l’art, rejoint le réseau. Les demandes de stages se multiplient.
– Renaud Victor commence le tournage de Ce Gamin, là.
– Premières prises de vue en vidéo réalisées par les responsables des aires de séjour à l’intention des familles.

1974
– Isaac Joseph publie un dossier de quatre pages sur le « réseau » dansLibération.

1975
– Parution de Nous et l’Innocent, réalisé avec Isaac Joseph, chez François Maspero, dans la collection « Malgré tout » dirigée par Émile Copfermann.
– Isaac Joseph et Deligny réalisent pour la revue Recherches trois numéros spéciaux, les « Cahiers de l’Immuable ».

1976 
– Sortie de Ce Gamin, là à Paris.
– Le réseau compte huit aires de séjour.
– Correspondance de Deligny avec Louis Althusser.
– Réédition des Enfants ont des oreilles chez François Maspero.

1977
– Réédition d’Adrien Lomme chez Maspero.

1978
– Parution aux éditions Seghers de Balivernes pour un pote, dédié à Félix Guattari.
– Parution de Le Croire et le Craindre (première autobiographie de Deligny) aux éditions Stock, avec la collaboration d’Isaac Joseph. Celui-ci dirige en outre un travail de recherche inspiré de la tentative dans le cadre du Centre de recherches sur l’inadaptation de l’université Lyon 2.
– Tournage de Projet N, réalisé par Alain Cazuc et produit par l’INA.
– Pierre-François Moreau publie Fernand Deligny et les idéologies de l’enfance aux éditions Retz.

1979
– Parution des Détours de l’agir ou le Moindre geste aux éditions Hachette dans la collection « L’échappée belle » dirigée par Copfermann.

1980 
– Parutions : I bambini e il silenzio, aux éditions Spirali ; Les Enfants et le silence aux éditions Galilée/Spirali ; Singulière ethnie et La Septième face du dé aux Éditions Hachette dans la collection « L’Échappée belle » dirigée par Copfermann.
– L’exposition Cartes et figures de la terre (Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou) présente des cartes et des lignes d’erre.
– La Quinzaine littéraire (no 332) publie « L’étrange Fernand Deligny », dossier réalisé par Roger Gentis.

1981 
– Rédaction de L’Arachnéen, de Malabur (illustré par Gisèle Durand), et deRue de l’Oural, inédits.

1982 
– Parution de Traces d’I, en collaboration avec Jean-Michel Chaumont, aux éditions Cabay.
– Rédaction d’Acheminement vers l’image.
– Correspondance entre Deligny et Marcel Gauchet.

1983
– Parution de Traces d’être et Bâtisse d’ombre aux éditions Hachette.
– Deligny écrit les Contes du vieux soldat et de belle luretteLes Deux mémoiresÉloge de l’asile et A comme asile.

1984
– Deligny est hospitalisé en urgence à Ganges (Hérault) pour un double ulcère perforé à l’estomac.
– Début de la rédaction de Lettres à un travailleur social, qui constitue avecAcheminement vers l’image et Les Deux mémoires, la trilogie Lointain-Prochain.
– Mort de Marie-Rose Aubert.

1986
– Fin du réseau. Deligny, Gisèle Durand et Jacques Lin vivent toujours à Graniers avec Christophe B., Gilles T. et Janmari.

1988
– Tournage de Toits d’asile (réal. Renaud Victor), qui devient Fernand Deligny. À propos d’un film à faire.
– Deligny entame l’écriture de L’Enfant de citadelle, récit autobiographique sans fin.

1990
– Les Cahiers du cinéma publient un dossier consacré à Fernand Deligny. À propos d’un film à faire.

1991
– Mort de Renaud Victor.

1993
– Mort de Guy Aubert.
– Deligny abandonne L’Enfant de citadelle. Il commence l’écriture d’Essi (Et-si-l’homme-que-nous-sommes).

1994 
– Deligny est transporté à la clinique de Ganges pour une fracture de la hanche. Il écrit son dernier recueil d’aphorismes, Copeaux.

1996
– Le 18 septembre, mort de Fernand Deligny à Graniers.

2002
– Le 11 juin, mort de Janmari.

presse

 

Lors de la 1ère édition (2007) :

Robert Maggiori, Libération des livres, 25 octobre 2007
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Cyril Béghin, Les Cahiers du cinéma, novembre 2007
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Michel Plon, La Quinzaine littéraire, 1er-15 décembre 2007
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Marianne Dautrey, Charlie Hebdo, 19 décembre 2007
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Jean-Marc Adolphe, Mouvement, janv.-fév. 2008

Annie Tardits, Essaim, printemps 2008

Philippe Gaberan, Lien social, 29 janvier 2008
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Charlotte Nordmann, entretien avec Sandra Alvarez de Toledo et Bertrand Ogilvie, La Revue des livres, mars-avril 2013
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Gwilherm Perthuis, entretien avec Sandra Alvarez de Toledo, Hippocampe, novembre 2013
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À l’occasion de la réédition (2017) :

Géraldine Mosna-Savoye, « les Œuvres et la langue de Fernand Deligny », dans l’émission radiophonique de France Culture, Le Journal de la philo, 23 novembre 2017
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Lise Wajeman, « Fernand Deligny, une vie hors normes consacrée aux enfants singuliers », Mediapart, 19 décembre 2017
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Nicolas Mathey, « Fernand Deligny, un autre regard sur l’humain », L’Humanité, 11 janvier 2018
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Livres associés à l’auteur :

Correspondance des Cévennes

Fernand Deligny
2018

Cartes et lignes d’erre

collectif
2013