Description
Conte fantastique, roman d’amour, allégorie baroque, enquête policière, investigation politique, Rosa de Thomas Harlan est un peu tout cela à la fois, mais, avant tout, il est sans doute l’un des plus grands romans allemands sur l’après-nazisme. De l’envergure d’un Günter Grass, d’un Arno Schmidt, d’un W. G. Sebald (auquel Hans Magnus Enzensberger l’a comparé) et pourtant comparable à nul autre. Peut-être parce que son auteur, fils du réalisateur du Juif Süss, qui a grandi sous le nazisme, choyé par le régime, l’écrit après une vie toute entière consacrée à prendre acte de cette expérience et de cet héritage.
C’est en s’enfonçant en 1948 dans la terre de ce qui fut le premier camp de la mort nazi en Pologne – Chelmno – mais aussi le lieu de toutes les crises les plus meurtrières de l’histoire européenne – la Pologne –, c’est en captant les pulsations de ce sol, en faisant le relevé des métamorphoses de cette terre de cendres, tout au long de la seconde moitié du XXe, que le roman Rosa tente d’enregistrer les rémanences silencieuses d’une histoire dont les conséquences élevées à leur dimension cosmique continuent d’agir sur le présent et de l’empoisonner.
Les amours de Rosa, enfouis sous cette terre, forment la première trame du roman : descendante des Allemands venus s’installer dans une Pologne occupée par la Prusse à la fin du XVIIIe siècle, Rosa est ce que l’on a appelé à l’époque une «Allemande de souche», elle fut aussi l’ancienne fiancée d’un des gardiens du camp qui lui a légué les bijoux volés aux victimes. En 1948, elle se lie à un vétéran de l’armée austro-
hongroise : la mémoire va à rebours du temps qui passe et de l’Histoire. Le roman avance à rebrousse-poil, se fait quête archéologique, labour, parcours de taupe en apnée ou encore voyage au royaume des morts : le couple élit domicile dans la cendre des morts de Chelmno.
La transcription des récits de l’histoire de Chelmno forme la seconde trame du roman : reproductions de documents, témoignages recueillis après-guerre, enquêtes prises en charge par la justice, par des témoins puis par des enfants des victimes. C’est dans l’intervalle entre ces différents récits et les amours de Rosa, dans leur collision que se compose le roman de Thomas Harlan, plus qu’il ne s’écrit : un personnage, le juge Leszczyński remarque, à cet égard, que le verbe écrire est inapproprié : «le verbe juste nous fait défaut, dit L., et sa conjugaison dans le temps peut-être aussi.»
Car enfin Rosa est l’invention d’une partition allégorique et d’une langue. Poème rhapsodique en prose dont le phrasé musical et méandreux progresse de digression en digression, charriant avec lui toutes les poussières des récits et de la mémoire, Rosa retisse autrement les temps de l’Histoire, dans une langue composite, baroque, qui emprunte aux divers discours des époques traversées par le roman, et les confronte à une certaine poésie allemande (Kleist, Rilke, Kafka) ainsi qu’à des survivants (Celan notamment) ou à celle d’un Dante ou d’un Ossip Mandelstam, dont l’Entretien sur Dante sert littéralement de modèle. Composition heurtée, syncopée, cette écriture bigarrée donne lieu à des monstres, à des chimères, autant de figures baroques qui font advenir «l’époque des hybrides heureux, venant à éclore avec l’hallucination et répondant à l’hallucination» (Rosa, p. 109) engendrée ironiquement par la folie des épurations successives de l’histoire (nazie, mais pas seulement).