22,00 

224 pages
format : 21,5×13,5 cm

publié avec l’aide du Centre national du livre (CNL)
et de la Fondation Gottfried-Michelmann

ISBN : 978-2-9541059-4-9
date de parution : 19 février 2015

Thomas Harlan

Rosa


traduction de l’allemand et postface de Marianne Dautrey

Description

 

Conte fantastique, roman d’amour, allégorie baroque, enquête policière, investigation politique, Rosa de Thomas Harlan est un peu tout cela à la fois, mais, avant tout, il est sans doute l’un des plus grands romans allemands sur l’après-nazisme. De l’envergure d’un Günter Grass, d’un Arno Schmidt, d’un W. G. Sebald (auquel Hans Magnus Enzensberger l’a comparé) et pourtant comparable à nul autre. Peut-être parce que son auteur, fils du réalisateur du Juif Süss, qui a grandi sous le nazisme, choyé par le régime, l’écrit après une vie toute entière consacrée à prendre acte de cette expérience et de cet héritage.

C’est en s’enfonçant en 1948 dans la terre de ce qui fut le premier camp de la mort nazi en Pologne – Chelmno – mais aussi le lieu de toutes les crises les plus meurtrières de l’histoire européenne – la Pologne –, c’est en captant les pulsations de ce sol, en faisant le relevé des métamorphoses de cette terre de cendres, tout au long de la seconde moitié du XXe, que le roman Rosa tente d’enregistrer les rémanences silencieuses d’une histoire dont les conséquences élevées à leur dimension cosmique continuent d’agir sur le présent et de l’empoisonner.

Les amours de Rosa, enfouis sous cette terre, forment la première trame du roman : descendante des Allemands venus s’installer dans une Pologne occupée par la Prusse à la fin du XVIIIe siècle, Rosa est ce que l’on a appelé à l’époque une «Allemande de souche», elle fut aussi l’ancienne fiancée d’un des gardiens du camp qui lui a légué les bijoux volés aux victimes. En 1948, elle se lie à un vétéran de l’armée austro-
hongroise : la mémoire va à rebours du temps qui passe et de l’Histoire. Le roman avance à rebrousse-poil, se fait quête archéologique, labour, parcours de taupe en apnée ou encore voyage au royaume des morts : le couple élit domicile dans la cendre des morts de Chelmno.

La transcription des récits de l’histoire de Chelmno forme la seconde trame du roman : reproductions de documents, témoignages recueillis après-guerre, enquêtes prises en charge par la justice, par des témoins puis par des enfants des victimes. C’est dans l’intervalle entre ces différents récits et les amours de Rosa, dans leur collision que se compose le roman de Thomas Harlan, plus qu’il ne s’écrit : un personnage, le juge Leszczyński remarque, à cet égard, que le verbe écrire est inapproprié : «le verbe juste nous fait défaut, dit L., et sa conjugaison dans le temps peut-être aussi.»

Car enfin Rosa est l’invention d’une partition allégorique et d’une langue. Poème rhapsodique en prose dont le phrasé musical et méandreux progresse de digression en digression, charriant avec lui toutes les poussières des récits et de la mémoire, Rosa retisse autrement les temps de l’Histoire, dans une langue composite, baroque, qui emprunte aux divers discours des époques traversées par le roman, et les confronte à une certaine poésie allemande (Kleist, Rilke, Kafka) ainsi qu’à des survivants (Celan notamment) ou à celle d’un Dante ou d’un Ossip Mandelstam, dont l’Entretien sur Dante sert littéralement de modèle. Composition heurtée, syncopée, cette écriture bigarrée donne lieu à des monstres, à des chimères, autant de figures baroques qui font advenir «l’époque des hybrides heureux, venant à éclore avec l’hallucination et répondant à l’hallucination» (Rosa, p. 109) engendrée ironiquement par la folie des épurations successives de l’histoire (nazie, mais pas seulement).

extraits

 

«La tête de Rosa qui, ce matin-là, contre toute habitude, affleurait, tranquille, au-dessus de l’horizon de la montagne de linge, avait la forme d’une lune ; son disque était sombre, comme trempé dans de l’iode, et son halo formait un anneau clairsemé de fines mèches de cheveux d’un blond cendre qu’elle avait coutume de brosser à la fourchette. Son œil gauche manquait. À son emplacement se trouvait désormais un amas de chair proliférant, comme si l’orbite avait cherché à s’évader de sa cavité ou comme si la lumière, quant à elle, avait seulement cherché à la fuir. L’agrégat, légèrement marbré et égrugé, avait la couleur des varices, il empiétait sur la pommette et le sourcil et gagnait l’aile du nez. Les sourcils formaient de gros buissons sauvages, une masse broussailleuse jamais taillée et, en leur milieu, emmêlées les unes dans les autres, naissaient des racines filandreuses ; de longues boucles isolées, dures comme du crin de cheval, pendaient au-dessus d’une voûte crânienne bombée et s’entremêlaient en vrilles semblables à des tiges de lierre. Dans le cadre de l’image qu’en avait Jozef, elles lui paraissaient vertes, chargées de chlorophylle, comme tout ce qui avait poussé par miracle sur le corps de Rosa depuis l’accident. Ses membres blessés, puis ramenés à la vie après de longues prières, semblaient des bourgeons aux yeux de Jozef. Rosa avait éclos, jugeait-il.» (Rosa, p. 13)

«[…] les quarante et une parcelles visitées parmi les quelque cent autres de la forêt domaniale auraient éprouvé les événements jusque dans leurs racines ; leur expérience aurait été remémorée par celles-ci de telle sorte que, après de premières dépressions, le souvenir aurait envahi leur tissu cellulaire le plus intime et que, comme parfois lors de graves blessures superficielles touchant par exemple le réseau des vaisseaux, aucun processus de guérison n’aurait plus été possible, à la faveur duquel le bois aurait pu oublier ce qui lui était arrivé, mais que, au contraire, la forêt aurait subi collectivement un choc psychique devenu d’autant plus puissant que, refoulé d’abord, il aurait précipité ensuite, avec un temps de retard, les racines dans une sorte d’abîme, dans les profondeurs de leur être. Comme le moule creux d’une surface de terrain ou un renfoncement sous le niveau de la mer, la première réaction au concentré de l’expérience du feu, au fait d’être témoin, au contact des bientôt trois cent mille corps à l’instant de leur dissolution dans l’air, ne se serait pas limitée à l’asphyxie de la mousse, qui s’ensuivit immédiatement après, ni à l’oppression qui aurait été ressentie par ses tiges ; non seulement les parois des capsules des sporophytes, casques de plongée de leurs spores, auraient explosé à l’image de cages thoraciques, étouffant ainsi des kilomètres carrés de surfaces entières de tapis reposant entre les bouleaux, mais, pour les mousses survivantes, ces événements auraient aussi et avant tout été la cause d’un émoussement irréversible de leur réactivité aux stimuli, une usure presque, semblable aux psychoses ; ils auraient entrainé un état de fin de vie végétative que R. appelait chagrin, le chagrin de la mousse.» (Rosa, p. 105- 106)

«L’histoire se termina logiquement avant d’avoir commencé. Qu’entre le début et la fin, il n’y eût rien, pas même du silence, et que cette inexistence, inexistence de douleur peut-être même, put être n’importe quoi d’autre qu’inanité n’étonnait que ceux qui n’avaient encore jamais raconté une histoire sans craindre que tous les mots qu’ils avaient réussi à faire leurs ne fussent passés à côté de leur contenu et que, là, ensorcelés par eux, en suspens au-dessus de l’abîme comme sur un écueil devant l’élévation vertigineuse de la chute, ils ne périssent de leur incapacité à oser le saut dans le vide. Le gouffre secret le savait, qui entourait d’un bourdonnement toute histoire jamais transmise comme le halo d’un astre froid : les paroles étaient leurs propres meurtrières ; en butant sur un objet, puis en se fondant en lui, elles se privaient précisément de cette vie qu’elles avaient donnée à leur objet et ainsi, s’aidant parfois de phrases entières et de leur construction, sous laquelle elles s’enfouissaient en embuscade, elles veillaient au silence, à un silence infini.» (Rosa, p. 187)

auteurs

 

Thomas Harlan

(1929-2010)

Thomas Harlan fut une figure essentielle et, pourtant, méconnue d’une génération sacrifiée qui, après avoir grandi sous le nazisme, a passé sa vie à racheter la faute de ses pères. Fils de Veit Harlan qui a réalisé avec l’aide de Goebbels l’arme cinématographique la plus efficace de la propagande antisémite nazie diffusée dans toute l’Europe à partir de 1941, Le Juif Süss, Thomas Harlan a dû se justifier d’une hérédité et de la faute d’un père autant aimé qu’abhorré, qui, par deux fois jugé et par deux fois gracié, a toujours refusé de reconnaître sa responsabilité. L’ampleur de la tâche a engagé sa vie entière, une vie occupée à débusquer les survivances du nazisme et de toute forme de fascisme en général : après des années de recherches dans les archives de guerre polonaises au début des années 1960, il reconstitue l’organigramme du commandement de l’extermination nazie en Europe de l’Est et découvre que certains responsables, restés injugés, étaient de nouveau en place à des postes de responsabilité en RFA ou ailleurs. Interdit de séjour en RFA, son engagement « communiste » le conduit aux côtés de dissidents de RDA (Heiner Müller entre autres), de Lotta continua en Italie, de la résistance chilienne, de l’insurrection de l’armée portugaise au Mozambique, de la révolution des Œillets au Portugal, puis en Arménie, à Haïti…

Il laisse une œuvre trouée qui émerge d’une quantité impressionnante de manuscrits (poèmes, pièces de théâtre, scénarios) non réalisés, de films tournés et non montés ou simplement égarés, d’études (dont celle menée en Pologne qui devait avoir pour titre «Le IVe Reich») : une pièce de théâtre (Ich und kein Engel), trois films (Torre BelaWundkanalSouvenance), trois romans (RosaHeldenfriedhof [Le Cimetière des héros], Die Stadt Ys [La Ville d’Ys],) et une lettre au père, Veit, dans lesquels se dépose, se condense jusqu’à saturation une vie au cœur de l’histoire du XXe siècle. Torre Bela accompagne en 1974 une révolte de paysans au Portugal. Wundkanal met en scène en 1984 le procès d’un ancien nazi par des terroristes de la Fraction armée rouge. Souvenance enregistre en 1990 les gestes magiques des Haïtiens tentant de redonner corps et vie à leur histoire. Rosa, son premier roman écrit à 70 ans, revient aux origines : la mémoire du nazisme.

 

 

Marianne Dautrey

 

Marianne Dautrey est germaniste, linguiste, philosophe et traductrice. Elle a travaillé sur les rapports entre la représentation et l’énonciation dans l’écriture du présent à partir des œuvres de Karl Kraus. Elle a enseigné la philosophie à Paris I.

Elle a traduit Max Weber et Karl Marx de Karl Löwith (Payot, 2009), traduit et préfacé la Correspondance Adorno-Alban Berg (Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2004) et repris en collaboration avec Christian Sommer et Vincent Stanek la traduction du Monde comme volonté et représentation d’Arthur Schopenhauer (Gallimard, coll. « Folio essais », 2009). Elle a contribué aux Editions L’Arachnéen par un essai, « Peu de gens devineront ce qu’il a fallu être triste pour ressusciter Carthage », paru dans Ritwik Ghatak. Des films du Bengale (2011). Elle est également critique indépendante (Le Monde des livres).

presse

 

Frédérique Fanchette, Libération, 26 mars 2015. Lire l’article

Cyril Béghin, Les Cahiers du cinéma, mars 2015

Eric Dussert, Le Matricule des anges, mai 2015. Lire l’article.

Pierre Eugène, Art Press, 24 juillet 2015. Lire l’article

Gabrielle Napoli, non-fiction, 14 août 2015. Lire l’article

Alain Dreyfus, Le Magazine littéraire, février 2016. Lire l’article

Voir l’article de Libération du 25 novembre 2010.